Phénoménologie de la surprise : horizon, projection et événement Françoise Dast
Phénoménologie de la surprise : horizon, projection et événement Françoise Dastur p. 31-46 https://doi.org/10.4000/alter.412 Texte | Notes | Citation | Auteur Texte intégral PDF 297k Signaler ce document 1 Cf. F. Dastur, « Pour une phénoménologie de l’événement : l’attente et la surprise » in Études phén (...) 1C’est autour des notions d’horizon et de projection que je voudrais reposer la question d’une possible phénoménologie de la surprise, c’est-à-dire de l’événement inattendu, en faisant une large place, à côté de Husserl et de Heidegger, à Maldiney. Dans un texte déjà ancien (il date de 1997) dont la thématique était celle de l’événement, de l’attente et de la surprise1, je me demandais en effet si la phénoménologie était en mesure de penser l’événement et je m’efforçais de donner une réponse positive à cette question en montrant succinctement qu’il était possible de développer une phénoménologie de l’attente et de la surprise. Je me propose de reprendre cette problématique et d’en préciser les enjeux fondamentaux en m’appuyant à nouveau successivement sur Husserl, Heidegger et Maldiney. 2 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1964, p. 3 3 M. Heidegger, Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, GA 20, Francfort-sur- le-Main, Klosterman (...) 4 Cf. Platon, Théétète, 155 c-d ; Aristote, Métaphysique, 982 b 11 sq. 2Dans ce texte de 1997, je prenais comme point de départ la difficulté rencontrée par la philosophie pour rendre compte de cette discontinuité du temps qui fait qu’il y a pour nous des événements et je soulignais que le fondateur de la phénoménologie rappelait lui-même, dans l’introduction à ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de 1905 que la question du temps a toujours constitué pour la philosophie l’épreuve la plus cruciale, celle qui marque les limites de son entreprise de possession intellectuelle du monde2. Je défendais l’idée que, par opposition à la philosophie classique, la phénoménologie pouvait parvenir à rendre compte de ce qui fait du temps ce qui introduit la contingence, l’imprévisibilité et le hasard dans le monde. Husserl a en effet affirmé que la phénoménologie est la restitution de l’idée la plus originelle de la philosophie qui trouve sa première expression cohérente chez Platon et Aristote, car il n’était pas question pour lui de considérer la phénoménologie, à l’instar de Hegel, comme une propédeutique à la philosophie proprement dite, mais au contraire d’y voir le vrai nom d’une philosophie qui ne place plus la vérité au-delà des phénomènes. Idée qui sera partagée par Heidegger, qui ira jusqu’à déclarer qu’il n’y a pas d’ontologie à côté de la phénoménologie, mais que la phénoménologie est en elle-même la science de l’être de l’étant, c’est-à-dire l’ontologie3. Pour l’un comme pour l’autre en effet, il n’y a rien à chercher « derrière » les phénomènes, derrière ce qui se montre de soi-même, l’objet de la philosophie n’étant rien d’autre que la phénoménalité et non pas l’arrière-monde d’un être en soi caché et séparé de nous. La phénoménologie a pour objet, comme son nom l’indique, l’apparaître, en grec le phainesthai. Or la relation première que nous avons à l’apparaître n’est jamais celle, frontale, d’un rapport à un ob-jet, mais au contraire celle d’un ensemble de relations de significations dans lequel nous nous trouvons immergés, lesquelles de leur côté renvoient à cette dimension d’ouverture que nous nommons « le monde ». Car le monde n’est nullement, comme le croit la pensée classique, la somme de tout ce qui est, mais il se confond au contraire avec l’événement même de l’apparaître. Que l’apparaître ait lieu est ce fait fondamental au-delà duquel on ne peut remonter, fait dont nous faisons l’expérience, à travers tous nos comportements, comme celui d’une mobilité et d’un renouvellement constant de ce qui est. C’est cette expérience de la constante entrée en présence des phénomènes qui est à l’origine de cette émotion qu’est le thaumazein, étonnement ou émerveillement, dans laquelle Platon et Aristote ont tous deux vu l’origine de la philosophie4. C’est en particulier à cet égard que la phénoménologie peut être à juste titre caractérisée comme la reprise de l’idée la plus ancienne de la philosophie. 5 D. Cairns, Conversations avec Husserl et Fink, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 192. 6 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950, § 44, p. 140. 7 Ibid., § 149, p. 502. 3Cette mobilité de l’apparaître, Husserl a tenté de la mettre en évidence par le biais du concept d’horizon, qu’il emprunte à ce penseur du perspectivisme qu’est Leibniz, lequel explique dans sa Monadologie que toute perception s’étend à la totalité de l’univers phénoménal, de sorte que chaque substance représente tout l’univers à sa manière et selon un certain point de vue. On pourrait d’ailleurs, d’un point de vue strictement anthropologique, considérer que la vision horizontale est le propre de ce bipède qu’est l’homme, qui, du fait de sa position verticale, a la faculté d’embrasser du regard le lointain. Il faut souligner à cet égard que le mot « horizon » vient du grec horizein qui signifie : délimiter, entourer d’une frontière, d’où son sens de ligne ou cercle qui borne la vue. Husserl, qui a tout d’abord axé son analyse de la perception sur l’objet isolé, en viendra par la suite à prendre en considération le fait que c’est d’abord l’horizon qui est donné à percevoir. C’est ce qu’il reconnaît en particulier en 1932 dans une de ses conversations avec le philosophe américain Dorion Cairns, auquel il affirme qu’il tenait autrefois pour certain que l’objet était une donnée originaire, alors qu’il s’aperçoit maintenant que l’objet est lui-même un corrélat de l’horizon, et en conclut, je cite, que « l’être est toujours et seulement donné comme le corrélat d’un horizon et n’est jamais donné originairement en personne »5. Déjà dans ses Idées directrices de 1911, Husserl soulignait que la perception de la chose implique « une certaine inadéquation », la chose ne pouvant se donner que dans une succession d’esquisses différentes, de sorte que ce qui est donné originairement dans l’expérience sensible est entouré de tout un horizon de co-données et d’une zone plus ou moins vague d’indétermination6. À cet horizon « interne » qui comprend les aspects non actuellement perçus de l’objet, mais qui peuvent l’être par la suite, s’ajoute l’horizon « externe » qui inclut les relations de l’objet considéré à son environnement, relations qui peuvent être développées à l’infini et qui font cependant partie intégrante de son « sens » même, de ce que Husserl nomme « noème », ce qui implique, comme il le souligne, que « le “ainsi de suite” est un moment évident et absolument indispensable dans le noème de la chose »7. 8 E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1953, p. 41. 9 M. Heidegger, Questions IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 339. 10 E. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit., p. 74 sq. 11 Cf. E. Husserl, Die „Bernauer Manuskripte“ über das Zeitbewußtsein (1917/18), Hua XXXIII, Dordrecht (...) 12 Ibid., Text Nr. 1, p. 7. 4Mais c’est principalement dans les Méditations cartésiennes que Husserl met l’accent sur le fait que la visée intentionnelle ne se réduit jamais à la simple corrélation de la noèse et du noème, mais excède toujours et par principe le donné sensible de la perception : « L’explicitation phénoménologique », écrit Husserl dans le § 20 des Méditations cartésiennes, « élucide ce qui est impliqué par le sens du cogitatum sans être entièrement donné (par exemple l’“envers” de l’objet) en se représentant les perceptions potentielles qui rendraient le non visible visible »8. La phénoménologie s’avère donc être nécessairement, pour utiliser ici une formule heideggérienne, une « phénoménologie de l’inapparent »9, de ce qui ne peut pas se donner sous la forme de la présence sensible. « Apparaître » veut dire en effet : sortir de l’obscurité et venir à la lumière, ce qui implique que nous n’entrons jamais en contact avec un étant isolé, mais que ce qui vient à notre rencontre se détache toujours sur un arrière-fond obscur qui constitue comme une réserve ouverte à des explorations futures. Est ainsi mis en évidence le caractère fondamentalement anticipateur de la perception, qui ne se réduit pas à la rétention continue des esquisses déjà perçues de la chose, mais comprend en elle cette dimension, prospective, qui est celle du rapport de la conscience au non encore présent, voire à l’imprésentable. Si Husserl, dans les Leçons de 1905, ne définissait la protention que comme l’image symétrique et inversée de la rétention10, laquelle semblait être ainsi considérée comme le phénomène essentiel de la constitution du temps, il en va autrement douze ans plus tard, dans les Manuscrits de Bernau, où une nouvelle importance est donnée à la protention. La présentation originaire y est en effet définie comme une « attente remplie »11, de sorte que le processus rétentionnel ne peut plus être compris comme la modification pour ainsi dire mécanique d’un présent continûment uploads/Philosophie/ dastur-phenomenologie-de-la-surprise.pdf
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- Publié le Mai 25, 2022
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