Madame Suzanne Saïd Deux noms de l'image en grec ancien : idole et icône In: Co

Madame Suzanne Saïd Deux noms de l'image en grec ancien : idole et icône In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131e année, N. 2, 1987. pp. 309- 330. Citer ce document / Cite this document : Saïd Suzanne. Deux noms de l'image en grec ancien : idole et icône. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 131e année, N. 2, 1987. pp. 309-330. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/crai_0065-0536_1987_num_131_2_14494 COMMUNICATION DEUX NOMS DE L* IMAGE EN GREC ANCIEN IDOLE ET ICÔNE, PAR Mme SUZANNE SAÏD Je voudrais vous présenter aujourd'hui — et c'est pour moi un honneur dont je suis redevable à Mme de Romilly — une étude qui porte sur deux mots grecs, sïScoXov et ewctov. Cette analyse, qui nous renseigne indirectement sur certains aspects de notre propre langue, puisque les deux mots sont passés en français, m'a paru de nature à éclairer d'un jour nouveau la notion même d'image. Elle permet aussi de remettre en question une condamnation philosophique de l'image qui remonterait au platonisme et qui est, plus que jamais, d'actualité1. Elle peut enfin contribuer à une meilleure compréhens ion de l'évolution des arts plastiques en Grèce. En guise d'introduction, j'examinerai rapidement le vocabulaire grec de l'image qui est, comme on l'a souvent remarqué, « étendu et disparate »2. Tous les mots qui le composent ne nous éclairent pas également sur la notion d'image. Certains, comme bretas3 et kolossos* ont une étymologie obscure. D'autres, de beaucoup les plus nombreux, réduisent l'image à ses supports matériels5 ou à ses techniques de 1. Cf. J. L. Marion, L'idole et la distance, Paris, 1977 et « Deux fragments sur l'idole et l'icône », Revue de métaphysique et de morale, 4, 1979, p. 433-445 ; F. Dagognet, Philosophie de l'image, Paris, 1984. 2. Cf. E. Benveniste, « Le sens du mot kolossos et les noms grecs de la statue », Revue de philologie, 6, 1932 et J. P. Vernant, « De la présentiflcation de l'invi sible à l'imitation de l'apparence », dans Image et signification, « Rencontres de l'École du Louvre », fév. 1983, p. 25-37. 3. Sur ce mot, voir E. Benveniste (cit. supra), p. 128-129 et P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1968-1980, p. 195. 4. On discute encore du sens premier de ce mot. Alors que E. Benveniste (cit. supra, n. 2), suivi de J. P. Vernant (« Figuration de l'invisible et catégorie psychologique du double : le kolossos », dans Mythe et pensée chez les Grecs, Paris, 1965, t. II, p. 65-78) met l'accent sur le sens de « double », G. Roux (« Qu'est-ce qu'un kolossos ? », Revue des Études anciennes, 62, 1960, p. 5-40) voit dans le kolossos une statue ou une statuette dont le seul trait spécifique est d'avoir les jambes jointes. Plus prudent, J. Ducat (« Fonctions de la statue dans la Grèce archaïque : kouros et kolossos », Bulletin de Correspondance hellé nique, 100, 1976, p. 239-251) admet que le mot présente, dès l'origine, plusieurs sens. 5. Par ex. pinax qui est attesté chez Homère au sens de « planche », mais désigne aussi, dès Simonide, le « tableau » (cf. P. Chantraine, Dictionnaire..., p. 903). 310 COMPTES RENDUS DE L'ACADEMIE DES INSCRIPTIONS fabrication6. D'autres enfin mettent l'accent sur la fonction de l'image : avant d'être une statue divine, Yagalma a d'abord été une parure7. Je m'arrêterai davantage sur une série de mots qui nous rap prochent de la notion de représentation. Les uns annulent complè tement la distance qui sépare l'image du modèle : Hermès, en grec, désigne aussi bien le dieu que les têtes ou les bustes phalliques qui le figurent8, la korè est tantôt une jeune fille, tantôt une statue9. D'autres établissent entre l'image et son modèle une simple diff érence d'échelle. Ainsi la statue humaine, andrias, n'est jamais qu'un homme (aner) en miniature10 (le français « mannequin », dérivé d'un mot flamand qui signifie « petit homme », offre un parall èle parfait avec le grec). C'est dans cet ensemble que s'inscrivent les deux noms, eidolon et eikon qui vont désormais retenir toute mon attention. Ces deux mots qui sont, de beaucoup, les plus répandus et les plus appelés à durer, permettent en effet de poser clairement le problème de la représentation, alors que des termes comme phasma, phantasma et phantasia11, qui appartiennent tous à la famille de phaino, nous entraîneraient plutôt du côté de l'imagination et de l'imaginaire. Pour distinguer Yeidolon de Yeikon, partons de l'étymologie. Si les deux mots sont formés sur une même racine wei-, seul eidolon relève par son origine de la sphère du visible, car il est formé sur un thème weid- qui exprime l'idée de voir (ce thème qui a donné le latin video, se retrouve, en grec, dans le verbe idein « voir » et dans le nom eidos qui s'applique d'abord à l'apparence visible), h'eikon, elle, au même titre que les verbes eisko ou eikazo « assimiler » ou l'adjectif eikelos « semblable », se rattache à un thème weik- qui indique un rapport d'adéquation ou de convenance12. 6. Ainsi le « type », relief ou statue, est étymologiquement « l'empreinte en creux ou en saillie que laisse la frappe d'une matrice » (cf. P. Chantraine, Dict ionnaire..., p. 1145). On trouvera dans J. J. Pollitt, The Ancient View of Greek Art, New Haven, 1974 (p. 272-292) la liste des passages où tupos est employé en relation avec les arts plastiques. 7. Cf. IL, 4, 144 ; Od., 3, 274, 438 ; 8, 509 ; 12, 347. 8. Cf. P. Chantraine, Dictionnaire..., p. 373-374 et E. Benveniste, « Le sens du mot kolossos... », p. 129-130. 9. Cf. P. Chantraine, Dictionnaire..., p. 567. Par contre kouros ne prend le sens de « statue » qu'en composition (cf. J. Ducat, « Fonctions de la statue... », p. 246, n. 42). 10. Cf. E. Benveniste, « Le sens du mot kolossos... », p. 132. 11. Voir M. Armisen, « La notion d'imagination chez les Anciens. 1. Les philosophes », Annales de l'Université de Toulouse-Le Mirail, Pallas, 26, 1979, p. 11-51. 12. Sur cette famille de mots, voir, outre P. Chantraine, Dictionnaire..., p. 354-355, H. Willms, Eikon, Munster, 1935, p. 1-34, et A. Rivier, Un emploi archaïque de l'analogie chez Heraclite et Thucydide, Lausanne, 1952, p. 20-21 et 41-63 et « Sur les fragments 34 et 35 de Xénophane » (Revue de philologie, 30, IMAGE EN GREC ANCIEN : IDOLE ET ICÔNE 311 Ces données étymologiques éclairent la différence de valeurs entre les mots et permettent d'opposer Yeidolon, copie de l'apparence sensible, à Yeikon, transposition de l'essence. En empruntant des expressions commodes au vocabulaire de la linguistique, je dirais volontiers qu'il existe entre Yeidolon et son modèle une identité de surface et de signifiant, tandis que la relation entre Yeikon et ce qu'elle représente se situe au niveau de la structure profonde et du signifié. Il y a bien entendu des emplois limites où les différences se perdent plus ou moins. Mais, dans l'ensemble, la distinction est nette. Et elle rend compte des fortunes diverses de ces deux mots et de leurs emplois les plus tardifs. Car Yeidolon visible a fini par se réduire à une pure apparence et à s'appliquer à des dieux qui n'existent que par leur image, tandis qu'ei/con finissait par être réservée aux représentations de Dieu. On comprend aussi pourquoi la querelle des images qui a déchiré pendant quelque cent vingt ans l'empire byzantin a opposé des iconoclastes et des idolâtres, pour quoi les défenseurs des images ont reproché à leurs adversaires de détruire les icônes (terme positif), tandis qu'eux-mêmes se voyaient accusés de rendre un culte aux idoles (terme négatif)13. On comprend enfin le véritable sens de l'opposition des deux termes. Si l'icône et l'idole sont différentes, ce n'est pas tant parce qu'elles représentent, en fait, des objets différents (vrai dieu pour la pre mière, faux dieux pour la seconde)14, mais parce qu'elles constituent des modes de représentation différents, donc adaptés à des réalités différentes. Après avoir ainsi indiqué le point de départ et le point d'aboutis sement de mon étude, il convient maintenant de suivre, de manière plus détaillée, le parcours qui conduit d'Homère à Byzance, de Yeidolon aux idoles et des eikones à l'icône du Christ. 1. De Z'eidolon aux idoles. Dans les poèmes homériques, les eidola représentent une catégorie tout à la fois complexe et fortement unifiée, comme l'a montré 1956, p. 37-61), p. 46-48. Ce dernier met bien l'accent sur le caractère intellectuel de l'opération décrite par les verbes eisko (Hom.) et eikazo (ion. att.) qui « dégagent une ressemblance..., dévoilent sous les espèces d'un rapport sensible la nature spécifique de l'objet ». 13. Cf. M. J. Baudinet, « Économie et idolâtrie durant la crise de l'icono- clasme byzantin », dans Image et signification (cit. supra, n. 2), p. 181-192 : « Qui sont les idolâtres ? l'idolâtre, c'est toujours l'autre. » 14. Cette thèse, qui sera la thèse orthodoxe au moment de la crise iconoclaste uploads/Philosophie/ deux-noms-de-l-x27-image-en-grec-ancien.pdf

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