1 DE L'USAGE DE L'USAGE ET DE L'ABUS DE L'ESPRIT PHILOSOPHIQUE DURANT LE DIX-HU
1 DE L'USAGE DE L'USAGE ET DE L'ABUS DE L'ESPRIT PHILOSOPHIQUE DURANT LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE. Tome premier JEAN-ETIENNE-MARIE PORTALIS, 1827. 2 CHAPITRE PREMIER. De l'Esprit philosophique en général. Sa définition et ses caractères. Tous les écrivains présentent notre siècle comme le siècle de la philosophie. Quelques bons esprits, qui savent apprécier notre avancement et nos progrès, mais qui sont alarmés de notre agitation et de notre inquiétude, nous interpellent de montrer nos titres avant que d'user de nos privilèges. Jamais mot n'a été plus susceptible de significations diverses que le mot philosophie, et jamais chose n'a été ni plus vantée ni plus décriée que la philosophie même. Mais ceux qui maudissent les philosophes, et ceux qui voudraient que nous le fussions tous, s'accordent-ils sur ce qui fait l'objet de leur amour ou de leur haine, de leur admiration ou de leur censure ? Il existe une philosophie pratique, qui n'est que la raison unie à la sagesse dans les actions de la vie. D'autre part, il est une philosophie spéculative, qui consiste dans l'étude et dans la culture de certaines connaissances; mais quand on parle de philosophie, on veut aussi désigner cette manière d'envisager les choses, cette maturité de jugement qui distingue les hommes éclairés de ceux qui ne le sont pas. C'est ce que j'appellerai esprit philosophique, plutôt que philosophie. Je ne sais si je dois dire que cet esprit se propage, ou qu'il s'éteint. Je dirai seulement qu'on le regarde comme le caractère distinctif de notre âge, et que les uns croient y entrevoir la source de tous nos biens, et les autres celle de tous nos maux. L'esprit philosophique, tel que je le conçois, est le coup d'œil d'une raison exercée : il est pour l'entendement ce que la conscience est pour le cœur. Je le définis un esprit de liberté, de recherche et de lumière, qui veut tout voir et ne rien supposer; qui se produit avec méthode, qui opère avec discernement, qui apprécie chaque chose par les principes propres à chaque chose, indépendamment de l'opinion et de la coutume; qui ne s'arrête point aux effets, qui remonte aux causes ; qui, dans chaque matière, approfondit tous les rapports pour découvrir les résultats, combine et lie toutes les parties pour former un tout; enfin, qui marque le but, l'étendue et les limites des différentes connaissances humaines, et qui seul peut les porter au plus haut degré d'utilité, de dignité et de perfection. L'esprit philosophique diffère essentiellement de la philosophie proprement dite : car la philosophie proprement dite est limitée à un ordre d'objets déterminés. L'esprit philosophique est applicable à tout : il n'est point une science; il est le résultat des sciences comparées. C'est une sorte d'esprit universel, non pour les connaissances acquises, mais pour la manière de les acquérir : il ne se rapporte point à telle ou telle autre vérité particulière, mais en tout il ne se propose que la vérité. L'esprit philosophique est au-dessus de la philosophie même, comme l'esprit géométrique est au-dessus de la géométrie ; comme la connaissance de l'esprit des lois est supérieure à la connaissance même des lois. 3 CHAPITRE II. Comment l'esprit philosophique s'est-il formé parmi nous. Dans tous les temps, les hommes ont plus ou moins fait usage de leur raison : il leur est impossible d'y renoncer entièrement. Il est pourtant vrai que l'art d'appliquer le raisonnement aux différents objets de nos spéculations et de nos recherches, est un art plus nouveau qu'on ne pense. L'ignorance, les préjugés ont été long-temps de grands obstacles aux progrès de l'esprit humain. Quand je parle de l'ignorance, je n'entends pas celle qui fait que l'on manque de certaines connaissances, mais celle qui fait que l'on ne se connaît pas soi-même, et que l'on n'a ni le pouvoir ni la liberté de se servir de son propre entendement. Cette espèce d'ignorance est compatible avec beaucoup d'érudition. Il existe, entre la simple érudition et la véritable science, la différence que l'on remarque entre le jugement et la mémoire. La simple érudition n'est qu'un dépôt de faits et de matériaux divers; la science suppose ce dépôt, mais elle le transforme en propriété, et elle en règle l'usage. On est érudit par la multitude ou par la masse des choses acquises; on est savant par la manière de les choisir et de les employer : l'homme purement érudit, possède ; le vrai savant jouit. La science aide le génie ; presque toujours la simple érudition le tue. Dans le siècle qui suivit la destruction de l'empire grec, et que l'on regarde comme l'époque de la renaissance des lettres en Europe, il y eut beaucoup d'érudition et peu de science. Tout se réduisait à lire, à compiler et à commenter les anciens : on savait ce que les autres avaient pensé, on ne pensait pas soi-même. L'abbé Millot et Gibbon prétendent que les connaissances qui nous furent apportées à cette époque, par les Grecs échappés de Constantinople, donnèrent plutôt des fers que du ressort à la raison humaine. D'après ces auteurs, les ressources ne manquaient pas en Occident : on y avait toutes les richesses littéraires de l'ancienne Rome; et il est vraisemblable, disent-ils, que l'on eût fait des progrès plus rapides, si la fureur d'apprendre la langue grecque, c'est-à-dire si l'étude des mots n'eût détourné les hommes de celle des choses. Mais ignore-t-on que les ouvrages des historiens, des philosophes, des poètes et des orateurs romains étaient ensevelis dans les monastères, et qu'ils n'étaient même pas lus par les moines? On ne parlait plus la langue dans laquelle ces ouvrages étaient écrits; le latin, banni du commerce habituel de la société, s'était réfugié dans les chants de l'église et dans les livres de la religion. Je dois même faire observer que les traductions des livres saints, quoique l'ouvrage des premiers siècles du christianisme, manquaient de correction et d'élégance, et que le latin qu'on psalmodiait dans les temples était extrêmement corrompu. Pétrarque, si célèbre par ses poésies et par ses amours, et si digne de l'être par les soins qu'il prit pour la recherche des connaissances utiles, n'avait excité qu'une émulation qui ne put lui survivre. Avant le quinzième siècle, on ne comptait encore que quelques universités dans les immenses contrées que nous habitons. 4 En général, depuis que les nations barbares, dont nous étions devenus la conquête, avaient formé leurs établissements, toutes les traces de notre ancienne civilisation avaient presque disparu ; d'épaisses ténèbres couvraient l'Europe : elle était retombée dans le chaos ; il eût fallu un nouveau Prométhée pour faire descendre du ciel le feu sacré qui donna la vie et la lumière au monde. C'est dans cet état de choses qu'une multitude innombrable de Grecs fugitifs se répandit partout, et fit refluer dans nos climats le peu de connaissances qui restaient aux hommes. La langue grecque, publiquement enseignée, devint comme la clef d'or qui nous ouvrit tous les riches et précieux dépôts de l'antiquité. On vit subitement sortir de la poussière une foule de chefs-d'œuvres en tout genre. Leur découverte fut une espèce de révélation: elle remua les esprits. L'émulation fut encouragée par la protection des Médicis, du pontife Nicolas V, et de François Ier. Le mouvement devint général : les sciences, les lettres et les beaux arts naquirent. Je sais que le goût pour les langues savantes nous détourna d'abord du soin de perfectionner les langues vulgaires, il devint difficile d'avoir une littérature nationale. De plus, comme dans les choses de pur agrément, il est naturel de goûter le plaisir de la jouissance avant de sentir le besoin de la perfection et du raffinement, il arriva que l'imagination, saisie des beautés qui s'offraient à elle, s'astreignit longtemps à une trop servile imitation. Les mêmes inconvénients n'étaient point à redouter dans les sciences. Les sciences appartiennent à toutes les langues ; mais toutes les langues ont besoin d'être perfectionnées pour pouvoir convenir aux sciences. La grossièreté et l'indigence de nos idiomes n'eussent pu que retarder nos progrès. Il était heureux, pour nos pères, d'avoir eu à étudier les pensées des autres, et à exprimer leurs propres pensées dans des langues qui avaient été épurées et enrichies par les peuples les plus polis et les plus éclairés, et qui étaient parvenues au point où la parole donne une âme aux objets des sens, et un corps aux abstractions de la philosophie. On a demandé si les philosophes et les savants ne devaient pas avoir une langue universelle, et s'ils ne devraient pas choisir cette langue parmi celles qu'on appelle langues mortes, et qui ne sont plus susceptibles de variation ; car ce n'est que quand elles sont mortes, que les langues deviennent immortelles. L'usage d'un idiome qu'on ne parle plus dans la société, peut empêcher les lumières de s'étendre, mais non de se perfectionner. Peut-être gagnerait- on en élévation ce qu'on perdrait en surface. Les connaissances seraient moins communes, mais plus sûres. On bannirait le demi-savoir, presque toujours plus dangereux que l'ignorance même. Mais quoi qu'il en soit de la question uploads/Philosophie/ de-l-x27-usage-et-de-l-x27-abus-de-l-x27-esprit-philosophique-tome-1.pdf
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- Publié le Jul 09, 2021
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