De l’affinité de Goethe avec Kant et Husserl : à la croisée de la nature et du

De l’affinité de Goethe avec Kant et Husserl : à la croisée de la nature et du transcendantal, l’éthique par deçà la morale Article paru dans : Le coach de Gœthe. Conseil et médiation dans les Affinités électives (sous la direction d’Alexandra Richter) Riveneuve éditions, collection « Actes académiques », Paris, 2014, pp. 43-79 Natalie Depraz Université de Rouen (ERIAC) Membre Universitaire des Archives-Husserl (ENS-CNRS) Introduction Quelle est la part du choix dans l'émergence d'une affinité entre deux personnes? Si le mélange d'attirance spontanée et d’écart maintenu est la matière spécifique du lien qui se noue alors, quelle prise ai-je sur cette dynamique relationnelle, qui semble me prendre bien plus que je ne puis volontairement la réguler? C’est très exactement cette expérience complexe que, par petites touches progressives de micro-surprises réitérées, Gœthe décrit à travers le personnage d’Edouard à partir du Chapitre X de la première Partie des Affinités électives. Autour d’une variation avec l'affinité philosophique, transcendantale chez Kant et phénoménologique chez Husserl, j'aimerai interroger la proposition « expérimentale » de Gœthe sur l’affinité. En effet, l'auteur propose au bien connu Chapitre IV de la première Partie du roman, par la bouche du Capitaine interrogé par Charlotte et relancé par Edouard, une mini-théorie de l’intrication entre la relation « chimique » entre deux éléments et le lien « vécu » entre deux personnes. Ou : comment « l'alchimie » d'une rencontre peut-elle tenir tout à la fois de la réactivité physiologique et pulsionnelle, et d’un ressenti affectif pré-conscient ? C'est ce que j'explorerai en comparant la fiction expérimentale théorisée de Gœthe et la théorie de l'affinité transcendantale des phénomènes chez Kant, puis la phénoménologie du couplage au cœur de la synthèse passive chez Husserl. Reste à déterminer quel ethos est en jeu dans une telle relation d'affinité, tout à la fois organique et vécue: y a-t-il place pour des valeurs comme l'engagement, la reconnaissance ou la responsabilité? Dans quelle mesure l'affinité, ce lien d’abord organique et émotionnel, à savoir pré-éthique, ménage-t-elle un espace pour la différenciation gage d'interrogation de la relation et de construction éthique ? Quid alors, avec un lien qui semble tout accorder à la nature en l’être humain, de cette « nature augmentée »1 de l’humain? 1 A propos de cette expression de « nature augmentée », je me permets de renvoyer à N. Depraz, « De la nature augmentée dans la ‘nature humaine’. Enjeux bio-anthropologiques contemporains éclairés par la phénoménologie », intervention prononcée lors de la Journée d’études du 17 avril 2013 à l’Université de Galatasaray (Istanbul), inscrite dans Une décade de philosophie à Istanbul organisée en partenariat entre l’Université de Rouen (N. Depraz) et l’Université de Galatasaray (Ö. Aygun) (13-22 avril), et intitulée I. Entre Kant et Goethe, jusqu’où va « l’affinité » ? Goethe publie Les affinités électives en 1809. Kant, de son côté, rédige la première édition de la Critique de la raison pure en 1781 : l’affinité transcendantale y est un thème central de la déduction subjective puis objective, à titre de principe suprême de la synthèse de la connaissance. Kant comme Gœthe connaissent et ont pour source d’inspiration le traité latin du chimiste suédois Torbern Bergman, De attractionibus electivis, publié dès 1775 et qui sera traduit en allemand en 1782 sous le titre Die Wahlverwandschaften, titre même du roman de Goethe2 : ce dernier, dans une lettre de juin 1809, dit d’ailleurs avoir emprunté son titre au traité du chimiste suédois. Plus avant, la théorie chimique des affinités est présentée par le chimiste Wenzel dans sa Lehre von den Verwandtschaften der Körper en 1777, et l’on sait que Kant emprunte à Bergman comme à Wenzel sa notion d’affinité. Il y a par conséquent un contexte scientifique historique commun d’élaboration tout à la fois philosophique et littéraire de cette notion d’affinité, venant de deux auteurs qui possèdent une connaissance précise et un souci de l’exactitude des données des sciences de l’époque, ici, en l’occurrence, de la chimie.3 De ce tronc commun surgiront pourtant deux postérités assez dissemblables : Kant fera de l’affinité le principe transcendantal théorique de la synthèse des phénomènes, Gœthe verra dans l’affinité un lien naturel d’attraction entre éléments inextricablement physiques et humains. Quoi de plus différent ? Rien de moins que la distance de l’empirique au transcendantal… Autre lieu de départ : le philosophe de la Métaphysique des Mœurs et le romancier expérimental tirent des conséquences morales opposées de la loi de l’affinité : l’un défendra le principe du mariage comme pivot juridique et moral de la société, l’autre produit un diagnostic au scalpel de la crise contemporaine du mariage et observe avec acuité cette libération croissante des mœurs, ce qui, en retour, interroge bien évidemment la dimension conservatrice du mariage défendue par son prédécesseur. Je vais m’attacher dans ce premier temps à retracer trois jalons de la relation entre Kant et Gœthe, en utilisant, sur un mode méta-discursif, l’affinité comme l’opérateur même de leur relation : 1) un lieu semblable d’ancrage, la chimie, 2) un processus différenciant de dissemblance, qui concerne l’écart irrésistible entre le naturel et le transcendantal, 3) la question morale : le mariage, pierre d’achoppement qui descelle paradoxalement la clé de voûte initiale de l’affinité, ce qui me conduira à m’interroger in fine sur la « réelle » affinité entre nos deux auteurs. A. La chimie, « racine commune » de l’affinité ? Il est bien connu que la chimie fait son entrée comme science rigoureuse via les travaux « La nature : enjeux croisés autour de l’Antiquité, de l’empirisme et de la phénoménologie », Actes en préparation pour la revue Lapsus, Université de Galatasaray. 2 T. Bergman, De attractionibus electivis (1775), trad. allde sous le titre Die Wahlverwandschaften (1782), Traité des affinités chymiques ou attractions électives, traduit du latin à partir de la dernière édition de Bergman, Paris, 1788. 3 A ce propos, et de façon générale pour le rapport de Kant à la chimie, je renvoie au travail référentiel et unique en la matière de Mai Lequan, La chimie chez Kant, Paris, PUF, Collection « Philosophies », 2000. de Robert Boyle au XVIIème avec la loi des gaz, puis d’Antoine Lavoisier en 1789 avec la loi de la conservation de la masse. Elle se sépare alors progressivement de son ancêtre précurseur, l’alchimie, qui s’est développée au long des siècles au gré d’expériences et de spéculations liées à la nature de la matière, des éléments, le feu notamment, de sa transformation, des forces internes qui l’habitent et qui s’exercent entre particules. Notons cependant que l’alchimie reste très présente au cœur même de la construction de la science chimique, et c’est dans ce contexte « en ébullition » où les théories scientifiques des gaz côtoient les spéculations inventives liées exemplairement à la théorie du phlogistique, que Gœthe comme Kant, chacun à leur manière, vont investir l’expérience de l’affinité dans ses composantes tout à la fois expérimentale et spéculative, pour en faire un enjeu situé à la croisée de la métaphysique et de la critique, c’est-à-dire aussi de l’expérience et de la fiction. 1. Le rôle « oblique » de la chimie chez Kant : une « métaphore analogique » ? Si l’on sait depuis longtemps que Kant a travaillé de près avec les mathématiciens4 et les physiciens,5 dans l’idée de produire sur la base de l’exactitude de leurs lois des concepts philosophiques rigoureux, l’importance de la science chimique a été moins relevée.6 La relation de Kant à la chimie est en effet peu unifiée, puisqu’elle est tout à la fois considérée par le philosophe comme un art empirique, une fausse science dont l’auteur se pose la question de savoir comme l’élever au rang de science, une analogie empirique des lois transcendantales de l’analyse et de la synthèse,7 ou encore une métaphore en lien avec l’usage par Kant du vocabulaire de la séparation, de la purification, de l’intussusception et de l’affinité. De plus, s’il connaît et résume les théories chimiques de l’époque, Kant reste longtemps un simple observateur de ses avancées scientifiques, et quand il en fait un outil pour penser la philosophie transcendantale, la chimie disparaît en tant que science pour être seulement mise au service de la pensée critique.8 Aussi est-il à la fois simple et malaisé de situer le rôle que joue la loi chimique empirique de l’affinité dans la théorie kantienne de la connaissance. Mai Lequan montre bien comment le vocabulaire de la chimie opère aux deux plans, théorique et moral, de la 4 Cf. à ce propos l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, texte pré- critique de 1763, où Kant reconnaît la force de l’invention mathématique du concept de « grandeur négative » et la transpose en philosophie en forgeant la notion inédite d’opposition réelle non- contradictoire, conférant ainsi à ce concept le rôle d’un principe positif. Exemple récurrent dans ce texte : la force de l’attraction s’oppose à la force de la répulsion, qui est une vraie « attraction négative » c’est-à- dire un principe positif polaire, tout aussi positif que l’attraction elle-même. 5 Voir sur uploads/Philosophie/ delaffinite-goetheavec-kantet-husserl.pdf

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