G enèse de la tolérance de Platon à Benjamin Constant Anthologie de textes Choi
G enèse de la tolérance de Platon à Benjamin Constant Anthologie de textes Choix et présentation par Lidia Denkova Collection Les classiques de la tolérance Genèse de la tolérance D E P L AT O N À B E N J A M I N C O N S TA N T A n t h o l og i e d e t e x t e s C h o i x e t p r é s e n t at i o n p a r L i d i a D e n k ova C o l l e c t i o n Les classiques de la tolérance Les idées et opinions exprimées dans cette publication sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’UNESCO. Publié en 2001 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP © UNESCO 2001 SHS-2001/WS/8 Il n’est pas nécessaire de trouver systématiquement la réponse à une question. Trouver des réponses définitives — même en sachant le caractère illusoire de toute réponse définitive — n’a toujours fait que trahir notre étroitesse d’esprit ainsi que notre impuissance à laisser notre existence ouverte, livrée à son essence propre (Heidegger). Les réponses sont autant de voiles figés dans des poses changeantes, de masques plus ou moins vraisemblables: les écarter, les faire tomber a pour effet de produire un malaise. La vraie tolérance est souvent pénible, disait sir Richard Winn Livingstone, parce qu’elle permet à « des idées qui nous paraissent pernicieuses de s’exprimer et de se répandre1. » Mais, tout d’abord, qu’entend-on par idée pernicieuse? N’est-il pas vrai, comme le soutenait l’un des maîtres à penser de la tolérance, John Locke, en s’interrogeant sur le droit prétendu d’une Église d’en persécuter une autre, que donner le droit à « l’orthodoxe » d’agir contre celle qui se trompe, « l’hérétique », c’est « user de grands mots et de termes spécieux » pour ne rien dire? Car, ajoute-t-il, n’importe quelle Église est orthodoxe pour elle-même, dans l’erreur ou dans l’hérésie pour les autres2. Ce qui 3 I n t r o d u c t i o n Tolérance, le revif d’une idée « Voici une autre question: comment faut-il vivre avec les hommes? » Sénèque, Lettre XCV à Lucilius 1. Cité dans: La Tolérance, Essai d’anthologie,T extes choisis et présentés par Zaghloul Morsy, UNESCO, 1993, p. 181. 2 J. Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes, traduction de Jean Le Clerc, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 177. serait donc pénible, ce n’est pas la tolérance en soi, mais le refus d’une réponse absolue qui ancrerait la personne et son identité dans un système de valeurs incontestables. La tolérance serait source d’angoisse du seul fait qu’elle conteste et relativise les valeurs en acceptant la dynamique de leur coexistence incertaine, au lieu de procéder à une hiérarchisation épistémo- logique et éthique. Privée des notions de vérité et de bien absolues, désem- parée, la personne n’a d’autre choix que de valoriser la pluralité mouvante, de se constituer, par rapport à la multitude complexe, comme un flux et un reflux d’idées permanent dont l’accroissement conduirait au perfectionne- ment de l’individu et de la société. On comprend mieux dès lors pourquoi il apparaît, sinon pénible, du moins plutôt ardu de définir philosophiquement la tolérance. Selon Gabriel Marcel, celle-ci se situe dans une zone limitrophe entre attitude et senti- ment réel (« on se montre tolérant; mais je ne sais pas si on est tolérant »). En réalité la tolérance, dit-il, est « une cote mal taillée entre des dispositions psychologiques, qui s’échelonnent d’ailleurs elles-mêmes entre la bien- veillance, l’indifférence et le dégoût, et un dynamisme spirituel d’une essence toute différente, et qui trouve dans la transcendance son point d’appui et son principe moteur1 ». L’idée que la tolérance n’est pas un trait constitutif de la personne, mais un élément toujours fluctuant, en « situa- tion » (on pense à « l’être en situation » de Sartre2) se trouve déjà exprimée par Aristote quand il souligne que la bienveillance peut naître subitement, et ne suppose pas, à la différence de l’amitié, des relations habituelles (Éthique de Nicomaque). Ce relativisme de situation qui met en relief toujours l’endurance,le côté passif de la tolérance, le fait que nous sommes obligés de réagir aux mouve- ments du milieu, sans autre choix que le « sentiment », pourrait être la vraie cause du « dégoût », comme semble le suggérer la définition suivante: « La tolérance se rapporte […] de façon essentielle à ce qui est désagréable, déplaisant et moralement répréhensible3. » Passivité et contrainte, endurance I n t r o d u c t i o n 4 1. G. Marcel, Phénoménologie et dialectique de la tolérance, dans Essai de philosophie concrète, Paris, Gallimard, 1940, p. 326. 2. Cf. J.-P . Sartre, Réflexions sur la question juive, chapitre II, Paris, Gallimard, 1954. 3. Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF , 1996, p. 1535. et patience, coercition et souffrance: ces divers sens se retrouvent, en effet, dans la notion de tolérance, comme plusieurs langues l’attestent1, ainsi que l’étymologie: tolerare, en latin, signifie « porter », « supporter ». Mais dès le départ l’idée est de porter ensemble — au sens physique où les colonnes d’un temple soutiennent l’édifice. Cette solidarité — au sens littéral de solidité du support commun — est très bien formulée par Sénèque, quand il utilise l’image du temple (on emploiera plus tard celle du navire): « Notre société est une voûte de pierres liées ensemble qui tomberaient si l’une ne soutenait l’autre. » (Lettre XCV à Lucilius) De cette solidarité naît la conscience de l’effort à déployer par chacun pour préserver la meilleure « situation » de l’être commun. L’idée de tolérance évolue ainsi dans un sens actif et positif: l’effort est déjà quelque chose de constitutif de la personne et dépend de sa libre décision. Selon les termes de la philosophie antique, cela veut dire aussi « suivre la nature » — la nécessité — en l’aidant au lieu de s’y opposer. Notre propension à vivre avec les autres est tout à fait naturelle (cette pensée survivra comme un fil conducteur pendant des siècles), car la raison qui nous est donnée par la nature, ou par Dieu, nous montre toutes les raisons d’entre- tenir et de développer ce « vivre ensemble »: c’est non seulement l’utilité (argument de base) qui ressort de l’intérêt commun, mais aussi la possibilité de nous « reconnaître » dans autrui, de se présenter tel qu’en soi-même en se différenciant de l’autre suivant la pensée de Hegel2. Cette reconnaissance prend la forme d’une lutte d’identités dans laquelle — peut-être paradoxa- lement — celles-ci cessent d’être figées à jamais, de telle sorte que dans ce mouvement conflictuel, on va vers « une identité sinon faible, du moins élas- tique et ouverte, vers une unité dans la charité3 ». Mais la condition absolue pour parvenir à une telle « unité dans la charité » consiste à établir des rela- tions entre personnes qui se considèrent chacune comme « fin en soi », car c’est là, selon Kant, le véritable principe de l’humanité. La vraie tolérance apparaît alors comme le seul « moyen », pour les êtres qui sont chacun une « fin en soi », de communiquer. Tolérance, le revif d’une idée 5 1. Cf. Dire la Tolérance, coordonné par Paul Siblot, UNESCO-Praxiling, 1997, 73 p. 2. G. F . Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, Paris,Aubier, p. 161. 3. Une pensée de Gianni Vattimo.Voir dans Qui sommes-nous? Les rencontres philosophiques de l’UNESCO, Paris, UNESCO-Gallimard, 1996, p. 58. Depuis l’Antiquité les philosophes ont essayé de présenter la tolérance comme une tension entre l’individu et la société, entre le même et l’autre, relation dont la meilleure image serait donnée par celle d’une corde élas- tique (lien, re-lation). Plus on la tend, plus elle s’allonge, augmentant de part et d’autre la distance jusqu’à ce que, les forces qui fournissent cet effort mutuel venant à s’épuiser, la corde se casse. Filons la métaphore: l’histoire de l’humanité abonde en cordes cassées qui ont été retendues de nouveau par les nœuds des compromis, par une con-corde extérieure qui demeure le point le plus faible des relations.Aussi Bacon dans ses Essais précise-t-il qu’il est important de bien situer les limites de l’unité, car « l’unité et l’unifor- mité sont choses très différentes ». On constate très souvent, en effet, que deux personnes qui croient exprimer chacune une opinion originale défen- dent en réalité le même point de vue; il est également souvent très difficile de leur faire admettre qu’ils n’ont rien inventé d’original, l’« originalité » consistant à rompre le consensus difficilement obtenu ou à faire baisser le degré d’assentiment. Les rapports entre les êtres humains, il ne faut pas l’ou- blier, sont régis aussi naturellement par la raison que par des passions telles que la haine, la crainte, la rivalité et « les uploads/Philosophie/ genese-de-la-tolerance-de-platon-a-benja-denkova-lidia.pdf
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- Publié le Mar 01, 2021
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