Deleuze a tort : le Cinéma ne pense pas Stéphane Zagdanski 2 Impuissance et pen
Deleuze a tort : le Cinéma ne pense pas Stéphane Zagdanski 2 Impuissance et pensée Dans L’image-temps, Gilles Deleuze consacre un chapitre aux rapports entre la pensée et le cinéma. Deleuze part de l’hypothèse foncièrement fausse que l’image cinématographique « fait » le mouvement – lui-même met le mot entre guillemets –, et que ce faire (Deleuze ne peut pas ne pas penser à poiéô, « fabriquer », « créer », « agir », « produire » et « composer un poème ») correspond en acte à ce que les autres arts exigent ou profèrent seulement, sans le réaliser. Voilà pourquoi selon Deleuze non seulement le cinéma en amont « recueille l’essentiel des autres arts », mais devient en aval et rétroactivement leur « mode d’emploi ». L’idée motrice, à la fois réflexe et consciente, de Deleuze, est celle de la réciprocité dynamique – ce que le cinématographe imagina très tôt sous la forme de l’arroseur arrosé. Parce qu’Eisenstein conçoit les tableaux de Vinci et du Greco comme du cinéma, le cinéma, par un machinal retour du pendule, devient une sorte de peinture mais en mieux : elle s’anime, aux deux sens du mot : elle se meut et elle prend vie. « L’image cinématographique », écrit Deleuze, « fait ce que les autres arts se contentent d’exiger (ou de dire). ». Cette réciprocité dynamique est si caractéristique de la démarche de Deleuze qu’il éprouve le besoin de jalonner son raisonnement par des citations et des remarques qui le contredisent, le diminuent et pour tout dire l’annulent, avant de continuer plus avant sans tenir compte de leur véracité. Comme si leur puissance de vérité n’était qu’un combustible pour alimenter sa propre puissance de fausseté. 3 Cette manière finement dialectique qu’a Deleuze d’avaler ce qui fait obstacle pour faire obstacle à l’obstacle est bien entendu elle-même proprement cinématographique. Élie Faure, délirant défenseur de la « mystique du cinéma », dont Deleuze s’inspire et qu’il cite, pratique la même méthode, lorsqu’il écrit : « Des amis sincères du cinéma n’ont vu en lui qu’un admirable “instrument de propagande”. Soit. Les pharisiens de la politique, de l’art, des lettres, des sciences même, trouveront dans le cinéma le plus fidèle des serviteurs jusqu’au jour où, par une interversion mécanique des rôles, il les asservira à son tour. » Chez Faure, cet « asservissement » désigne la victoire glorieuse de la communion cinématographique sur les cruelles trivialités individualisées de l’histoire. La différence entre Faure et Deleuze, c’est que la cécité tétanisée du premier date de 1934 tandis que la ruse circulaire du second s’inscrit dans le stade le plus avancé du spectaculaire intégré. Autre illustration de ce détournement de l’eau de ses adversaires pour faire tourner le moulin de son propre encéphale, Deleuze prend note de la rupture d’Artaud avec le cinéma en 1933. Il le cite même avant de revenir sur les scénarii d’Artaud et sa « croyance » au cinéma antérieure à cette géniale prise de conscience. « Croyance » est un terme grossier, foncièrement erroné concernant la haute subtilité d’Artaud, probablement suggéré à Deleuze par les comparaisons de Faure entre le cinéma et le temple. Deleuze ne tient ainsi aucun compte des fulgurantes intuitions d’Artaud avant et après sa rupture avec le cinéma, où les notions de société (« cette sempiternelle anonyme machine appelée société »), de spectacle (« ce soi- disant principe de virtualité, de non-réalité, de spectacle enfin, 4 indéfectiblement attaché à tout ce qui se produit et que l’on montre »), d’envoûtement (« Les envoûtements existent parce que j’en ai vu et je dis même que dans l’état actuel des choses, c’est l’envoûtement qui existe plus que la société. »), jouent un rôle majeur. « L’impuissance à penser, Artaud ne l’a jamais saisie comme une simple infériorité qui nous frapperait par rapport à la pensée. Elle appartient à la pensée, si bien que nous devons en faire notre manière de penser, sans prétendre restaurer une pensée toute-puissante. » On a bien lu Deleuze, il faut faire de l’impuissance à penser notre manière de penser. C’est en effet le mot d’ordre du cinéma. Le 7 janvier 1894, Edison dépose officiellement le premier copyright de l’histoire du cinématographe. Le film s’intitule Record of a Sneeze, le kinétoscope ayant enregistré un homme qui éternue, autrement dit un homme en train de ne pas penser, car « l’éternuement absorbe toutes les fonctions de l’âme ». Qui a écrit ça ? Blaise Pascal, qui savait ce que penser veut dire. Esprit de choc À l’instar du frère fou de Nicéphore Niepce, et au fond comme tout cinéphile, Deleuze désire le mouvement perpétuel. Il croit en une communion universelle de mouvement entre les images et leurs spectateurs. « C’est seulement quand le mouvement devient automatique que l’essence artiste de 5 l’image s’effectue : produire un choc sur la pensée, communiquer au cortex des vibrations, toucher directement le système nerveux et cérébral. » Cette commotion psycho-scopique qu’Artaud, quarante ans auparavant, a diagnostiquée avec autrement plus de lucidité comme sorcellerie (« cette griserie physique que communique directement au cerveau la rotation des images »), Deleuze la nomme un « noochoc », conçu comme un ébranlement dynamique réciproque et interactif causé par le mouvement perpétuel de l’Image : « Le mouvement automatique fait lever en nous un automate spirituel, qui réagit à son tour sur lui. » Le terme de « noochoc » n’est évidemment pas choisi au hasard. Le noos se distingue de la psukhê (principe de vie) et du pneuma (souffle vital) en ce qu’il a partie liée avec le regard et, chez Anaxagore, avec le mouvement. Le noos n’est pas l’intelligence en acte, la pensée émise, mais d’abord la faculté – dont dispose à peu près équitablement l’ensemble des hommes – de penser. C’est ensuite la pensée en tant que faisceau, l’attention qu’on dirige comme un phare sur tel ou tel pan de la réalité. Sophocle dans les Trachiniennes lie explicitement le noos (« la pensée » selon Grosjean) à la vue. « Comme Iphitos venait sur la pente de Tirynthe chercher à la trace ses chevaux errants et avait l’œil ailleurs et ailleurs la pensée, Héraclès le poussa du haut du terre-plein. » À l’article noos, le Bailly, bizarrement, se contente de traduire le fragment de Sophocle par « avoir les yeux et l’esprit dirigés d’un autre côté ». Ce qui ne se voit pas ne se conçoit donc pas. Ce que confirme Déjanire : « Un acte honteux ne fait pas honte dans l’ombre. » Pourtant le vers de Sophocle est plus subtil que la mollasse traduction du Bailly, puisqu’il désigne un moment que saisit Héraclès où Iphitos a le regard dans une direction et l’esprit dans une autre – « l’œil d’un 6 côté, l’esprit d’un autre » traduit Mazon – pour le tuer. Le héros choisit l’éclair d’un instant où l’œil et le noos se dissocient l’un de l’autre pour lancer son attaque. Chez Anaxagore, bien sûr, le Noos, l’Intellect, est la cause choquante en soi, l’être qui donna la première impulsion à la matière, celui qui initia le mouvement primordial, enclenchant ainsi l’incommensurable horlogerie de l’univers. Enfin on ne négligera pas de remarquer qu’à l’heure où j’écris ces lignes, « Noos » est une marque déposée, le nom d’une gigantesque entreprise de communication multimédiatique française. Comme quoi un mot révèle tout sur des millions d’images. Le « noochoc » deleuzien – de même que le fantasme éminemment social d’un mouvement perpétuel : plus d’à-coups, plus de scissions, plus de dissensions, plus de rythmique, plus de langage – participe d’une conception kolkhozienne de la pensée. « Tout se passe », prétend Deleuze, « comme si le cinéma nous disait : avec l’image-mouvement, vous ne pouvez pas échapper au choc qui éveille le penseur en vous. Un automate subjectif et collectif pour un mouvement automatique : l’art des “masses”. » Le noochoc ne saurait être individuel. Il appelle une collaboration active entre l’artiste (le cinéaste), ou plus exactement l’image cinématographique, et le spectateur en vue de qui (à la lettre) elle a été créée. Pourtant, contrairement à une farouche idée reçue sous tous les régimes fascistes et staliniens ainsi que dans les mass-médias et à l’université, ce n’est jamais le cas en art. Pour un artiste, le véritable choc de l’esprit ne vient pas de l’extérieur. Les sensations – qui ne dépendent pas exclusivement ni totalitairement de l’œil –, sont aussi entremêlées de sentiments complexes et 7 de pensées fulgurantes prêtes à surgir l’arme au poing telle Athéna du crâne de Zeus. Les sons qui jaillissent de la trompette et du gosier d’Armstrong ne sont pas le fruit d’un choc quelconque qui alimenterait je ne sais quel automate spirituel. Ils sont en lui depuis son enfance, ils n’attendent que son bon vouloir, il les libère à volonté. Voici trois phrases écrites par trois génies qui, pensées ensemble, formulent l’essentiel de la question : « Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant, pour s’exprimer, d’organes virils et de l’esprit uploads/Philosophie/ deleuze-a-tort-le-cinema-ne-pense-pas-stephane-zagdnaski.pdf
Documents similaires
-
14
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Dec 30, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1403MB