Denis Bertrand Enthymème et textualisation In: Langages, 34e année, n°137, 2000
Denis Bertrand Enthymème et textualisation In: Langages, 34e année, n°137, 2000. pp. 29-45. Citer ce document / Cite this document : Bertrand Denis. Enthymème et textualisation. In: Langages, 34e année, n°137, 2000. pp. 29-45. doi : 10.3406/lgge.2000.1783 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_2000_num_34_137_1783 Abstract Our purpose is to compare the theoretical status of the rhetorical concept of enthumema with the semiotical one of textualization. Can the latter be considered as a redefinition of the central discursive phenomenon in Aristotelian rhetoric? The historical approach of enthumema in rhetorical field leads us to articulate the logical parameter (the implied categorization) with the pragmatical one (calling for interpretative participation). On the other hand, textualization in semiotics is defined as the way discourse is conducted, considering its restricting linearity rules, when it leaves contents in the dark as far as other contents are brought in light, and thus offers the speaker strategic opportunities and the reader interpretation space. The new semiotic approach of tensive interrelations between different meaning levels allows us to establish a link between enthumema and textualization, focusing, in particular, the "thymic" root of the rhetorical concept. This extended viewpoint is developed and illustrated with a M. Proust's text about novel reading theory. Résumé L'interrogation centrale de l'article concerne la jonction entre le concept rhétorique d'enthymème et le concept sémiotique de textualisation : celle-ci peut-elle être rapprochée de l'enthymème, et même considérée comme une redéfinition de ce phénomène discursif central dans la rhétorique aristotélicienne ? En quoi les propositions actuelles de la « rhétorique tensive » permettent-elles de suggérer une réponse ? Le statut de l'enthymème dans l'histoire de la rhétorique, entre l'approche argumentative du concept chez Aristote et celle de la logique de Port Royal, conduit à articuler le paramètre logique (la catégorisation implicite projetée) et le paramètre pragmatique qui livre l'implicite à l'énonciataire et sollicite sa participation interprétative. Le rapprochement peut alors s'établir avec les conditions de la textualisation sémiotique : sa définition, l'espace d'énonciation qu'elle libère, et ses limites comme opération discursive d'agencement et de prise en charge des données elliptiques et prévisibles du discours. On sera alors amené à envisager l'apport de la rhétorique tensive à l'approche sémiotique de la textualisation, en mettant l'accent notamment sur les modes de co-présence des significations et sur l'assomption du sens par le sujet interprétatif. Cette analyse invite à isoler la composante thymique qui se trouve au cœur de l'enthymème (l'еn-thymie), et à envisager le passage de l'enthymème restreint (structure cognitive d'argumentation) à l'enthymème étendu (intégrant de droit la composante thymique de l'assomption et la dimension passionnelle du discours). Son déploiement du côté des discours figuratifs permettra enfin de poser la notion « d'enthymème figuratif » , dont la problématique sera développée et exploitée à travers la théorie de la lecture de Proust, comprise comme un acte de textualisation et reposant sur une série de catégories mises en corrélation à partir du matériau-image : corrélation entre le perceptif et le discursif, entre le croire cognitif et l'incorporation du sensible dans l'émotion, entre la création textuelle et la lecture. Denis Bertrand Université de la Sorbonně nouvelle - Paris III ENTHYMÈME ET TEXTUALISATION Résumé L'interrogation centrale de l'article concerne la jonction entre le concept rhétorique d'enthymème et le concept sémiotique de textualisation : celle-ci peut-elle être rapprochée de l'enthymème, et même considérée comme une redéfinition de ce phénomène discursif central dans la rhétorique aristotélicienne ? En quoi les propositions actuelles de la « rhétorique tensive » permettent-elles de suggérer une réponse ? Le statut de l'enthymème dans l'histoire de la rhétorique, entre l'approche argumentative du concept chez Aristote et celle de la logique de Port Royal, conduit à articuler le paramètre logique (la catégorisation implicite projetée) et le paramètre pragmatique qui livre l'implicite à l'énonciataire et sollicite sa participation interprétative. Le rapproche ment peut alors s'établir avec les conditions de la textualisation sémiotique : sa définition, l'espace d'énonciation qu'elle libère, et ses limites comme opération discursive d'agence ment et de prise en charge des données elliptiques et prévisibles du discours. On sera alors amené à envisager l'apport de la rhétorique tensive à l'approche sémiotique de la textual isation, en mettant l'accent notamment sur les modes de co-présence des significations et sur l'assomption du sens par le sujet interprétatif. Cette analyse invite à isoler la compos ante thymique qui se trouve au cœur de l'enthymème (Геп-thymie), et à envisager le passage de l'enthymème restreint (structure cognitive d'argumentation) à l'enthymème étendu (intégrant de droit la composante thymique de l'assomption et la dimension passionnelle du discours). Son déploiement du côté des discours figuratifs permettra enfin de poser la notion « d'e nthymème figuratif » , dont la problématique sera développée et exploitée à travers la théorie de la lecture de Proust, comprise comme un acte de textualisation et reposant sur une série de catégories mises en corrélation à partir du matériau-image : corrélation entre le perceptif et le discursif, entre le croire cognitif et l'incorporation du sensible dans l'émotion, entre la création textuelle et la lecture. Le renouvellement de la réflexion sémiotique sur la rhétorique est moins lié à la réparation d'un manque — pourquoi la sémiotique du discours a-t-elle fait abstract ion, tout au long de son développement, de l'édifice rhétorique ? — qu'à une évolution de ses orientations de recherche. Tournée désormais vers la saisie du 29 discours en acte, la sémiotique s'efforce de décrire, sur la base de ses fondements théoriques, l'effectuation du sens au plus près de renonciation vivante. Elle ne pouvait, dans une telle perspective, que réinterroger la rhétorique en l'envisageant bien entendu d'un seul tenant, c'est-à-dire en rejetant la scission historique entre la rhétorique de l'argumentation et la rhétorique des tropes, pour tenter d'établir la réflexion sur le socle commun où, à l'origine, elles se fondent ensemble. Les hypo thèses analytiques de la « rhétorique tensive » , au centre de cette nouvelle approche, ont cependant été pour l'essentiel évaluées dans un réexamen tropologique. À la différence d'une approche substitutive de la figure, où un contenu « figuré » est mis à la place d'un contenu « propre », la rhétorique tensive prolonge les analyses de P. Ricœur l et de M. Prandi2 et postule, dans la manifestation de la figure, une co-présence, tendue et concurrentielle, de plusieurs modes d'existence de la signif ication corrélés les uns aux autres, à l'appel de l'énoncé. Un des enjeux d'une telle compétition sémantique est d'articuler les rapports entre les versants sensible et intelligible, passionnel et interprétatif, de la signification tropologique. Or, au delà des seules figures, on peut considérer que cette hypothèse a une portée globale et concerne la dimension discursive générale de la rhétorique. Exercice du faire persuasif, la rhétorique est traditionnellement, par excellence, « le lieu de rencontre de l'homme et du discours », selon la formule de M. Meyer. Celui-ci propose, dans sa riche introduction à la Rhétorique d'Aristote 3, de la définir à partir d'une double polarité : d'un côté, elle concerne « le traitement du problématique dans le discours » 4, s'occupant de ce qui est probable, incertain, contestable, de ce qui pourrait être autre, ou même ne pas être, localisant ainsi l'espace de la parole fragile et la réalité d'autres formes de discursivité que celle de l'apodictique (le nécessaire, l'intangible de la logique). D'autre part, elle apparaît comme « la négociation de la distance entre les sujets », appelant nécessairement la prise en compte des instances d'énonciation, et, au-delà, marquant leur implication sensible dans les actes de parole (d'où l'on peut inférer à partir d'un énoncé descriptif des effets pragmatiques et passionnels tels que menace / bienveillance, envie / générosité, etc.) ; en ce sens la rhétorique « modalise, écrit M. Meyer, la mise en question de l'autre, mise en question qui révèle l'une ou l'autre passion » 5. Au cœur du rhétorique s'installe donc à la fois l'espace du sens par défaut (l'elliptique, l'occulté, l'incertain), et de l'autre l'engagement, l'inscription du sujet — instance 1. P. Ricœur, La métaphore vive, Paris : Seuil, 1975. 2. M. Prandi, Grammaire philosophique des tropes, Paris : Minuit, 1992. 3. M. Meyer, « Aristote et les principes de la rhétorique contemporaine », ire Aristote, Rhétorique, Paris : Le livre de poche, 1991, pp. 5-70. 4. Ibid., p. 38. 5. Ibid., p. 52. 30 d'énonciation sensibilisée — dans cet espace qu'il vient, interprétativement et passionnellement, « remplir » (selon la figure souvent utilisée par M. Proust). Com ment s'articulent ces deux dimensions : la vacance d'une signification imparfaite, et l'occupation de cette vacance par le sujet ? Cette interrogation est au centre de notre étude. Elle se déroulera en trois temps : on évoquera tout d'abord la figure de l'enthymème, essentielle dans la rhétorique classique puisqu'elle en définit le mode de raisonnement spécifique et qu'elle en recouvre précisément la double polarité définitionnelle ; on rapprochera ensuite la conception sémiotique de la textualisation de celle, rhétorique, de l'enthymème pour envisager les interférences et les opposi tions entre les domaines ouverts par ces concepts ; enfin, en considérant la lecture comme un acte de textualisation, on s'efforcera de montrer uploads/Philosophie/ enthymeme-et-textualisation-bertrand.pdf
Documents similaires
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/QSsXAqJ2q3ifPNX3Gm36gQwrqaKhRQvaW9Bbcu4S4nDb2BdX8rwr8gGPc4o91zbuiDDx4xOiPurKeVWJ5D2v9Fea.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/yP6SJAEAHZPYFgAmIbrRdWQEctzodlCT10oI1BHxvixUzLvDDhLh2Dovqd8kqpLnpT3EjM17w0wZHXBHlcmWNe4v.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/NfAVireqceLWrlYqzJISY5SSNmBGyWWxZ6oUtpjDHJUzDOrXx6AhdBqQ758mhNmM9FY8nA6xIZD6y2GLm3FNahZm.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/5onCsib3j7BPNnkLr2wk0wu9m8FqAlnqERg0XsURmjegq4MZ4SUhnSqaUT7aaFo6DO4ZlaYlXZkqby0xu8InbKTC.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/N8K7wUDHHObHsoY46LUqXttIOYDRjpMyPbewH6nZ0mr6TnxqGyLdNcDlEoxumezhnNJbo7i3FAIkaSyc4lUE1vli.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/StCHpjykuBx6cjlFJdL6PgsoBKT2MwlPwjIeB51Z6US32bDLuWrJxOC3nvaFjH8PzYb1mUfeI8wo7SF11tr1KiDB.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/C9dUfdFjF88Nz5ljFqSgL9IQYBkcn7FFHqknQg2eH56YR4l4XtlZaedpYFKsbk1Zpk93gZY5uZhozuhqHpOlUzws.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/bBfndVubB6wLkvOuEl52noq2sa6Hox8j1J9IyTh9O9MAWRMExRi2wilcoZADhwq4969WAxmhHafdFeDheq6SyEN9.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/du2DkY4RHnp8m9D90fyvQydrQxNiPELKvFXtPElxpF7VgnQKRTg7WX2zpOIT6DoqTRA8halMiMIXksK7alKBVkpw.png)
![](https://b3c3.c12.e2-4.dev/disserty/uploads/preview/tswUjEAU9EtVwv06rZypH7ApBjjr4sdQXGsXU779pN5r6OGm0XugK66WMUXlDHNfEWEZkCiBx5TZO19UGH7iJeft.png)
-
25
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 28, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 1.2070MB