La parole Donner, nommer, appeler Jacques Derrida Sans même avouer, sincèrement

La parole Donner, nommer, appeler Jacques Derrida Sans même avouer, sincèrement, un sentiment d’incompétence, je crois que jamais la force ne m’aura autant manqué pour aborder, sous la forme d’une étude ou d’une discussion philosophique, l’œuvre immense de Paul Ricœur. Comment se limiter à l’un des lieux, à l’une des stations seulement, tout au long d’une trajectoire aussi longue, aussi riche, à travers tant de territoires, thèmes ou problèmes : de l’éthique à la psychanalyse, de la phénoménologie à l’herméneu- tique, voire à la théologie, à travers l’histoire et les responsabilités qu’elle exige de nous chaque jour, depuis des décennies, à travers l’histoire de la philosophie, à travers l’interprétation originale de tant de philosophes, d’Aristote ou Augustin à Kant, de Jaspers et de Husserl à Heidegger ou à Levinas, sans parler de Freud, sans parler de tous les philosophes anglo-saxons que Ricœur a eu le courage et la lucidité, si rares en France, de lire, de faire lire et de prendre en compte dans son travail le plus novateur ? Cela me paraît difficile, voire impossible si l’on ne veut pas trahir, en quelques pages, l’unité d’un style et d’une intention, d’une pensée mais aussi d’une passion et d’une foi, d’une foi pensée et pensante, d’un engagement qui, depuis le début, n’a jamais cédé sur une certaine fidélité. À soi-même comme aux autres. En relisant ce que je viens tout spontanément d’écrire (« difficile, voire impossible »), je souris. Je le remarque après coup, ces deux mots furent, ces deux dernières années, au centre d’un débat entre Paul Ricœur et moi, sur le mal et le pardon (débat une fois privé, lors d’un déjeuner près du parc Mont- souris, débat deux fois public lors de tables rondes organisées par Antoine Garapon avec des juristes, puis à la Maison de l’Amérique latine par Laure Adler, pour France-Culture). À ma proposition d’allure aporétique selon laquelle le pardon est, en un sens non-négatif, l’im-possible même (on ne peut pardonner que l’impardonnable ; pardonner ce qui est déjà pardonnable, ce n’est pas par- donner ; ce qui ne revient pas à dire qu’il n’y a pas de pardon mais que celui-ci, pour paraître possible, devrait, comme on dit, faire l’impossible : pardonner 19 l’impardonnable), Ricœur opposa plus d’une fois une autre formule : « Le pardon n’est pas impossible, il est difficile1. » Quelle différence y a-t-il, et où passe-t-elle, entre « l’im-possible » (non-négatif) et le « difficile », le très-difficile, le plus dif- ficile possible, la difficulté, l’infaisable même ? Quelle différence entre ce qui est radicalement difficile et ce qui paraît im-possible ? La question reviendrait peut- être, pour le dire télégraphiquement, à celle de l’ipséité du « je peux ». Pléonasme que l’étymologie confirme. L’ipse est toujours le pouvoir ou le possible d’un « je » (je peux, je veux, je décide). L’im-possible dont je parle signifie peut-être que je ne peux ni ne dois jamais prétendre qu’il est en mon pouvoir de dire sérieusement, de façon responsable « je pardonne » (ou « je veux » ou « je décide »). C’est seulement l’autre, moi-même comme un autre, qui en moi veut, décide ou pardonne, sans m’exonérer d’aucune responsabilité, au contraire. « Logique » étrange de cet échange sans accord ni opposition, où une ren- contre à la fois tangentielle, tendancielle et intangible s’esquisse mais aussi s’esquive dans la proximité la plus amicale (nous nous sommes « côtoyés », me dit-il un jour, assez récemment, alors qu’une fois encore nous essayions de penser ensemble ce qui s’était passé, ne s’était pas passé, toute une vie durant, entre nous). « Se côtoyer » (chemins parallèles qui se rejoindront peut-être à l’infini, cheminement ou navigation côte à côte, ou bord à bord, alliance implicite et sans heurt mais dans le respect d’une différence irréductible), ce serait l’une des « métaphores », potentiellement les plus riches, que nous pourrions tenter d’ajuster ou de compliquer, voire de contredire pour dire la « chose » de cette « logique ». Une telle « logique », je crois que si on la déployait à travers tant de textes, tout en faisant droit au silence, à l’interruption, qu’elle soit contingente ou essentielle, à l’implicite ou au non-dit, on pourrait y reconnaître la loi per- manente d’un « singulier » dialogue qui m’enrichit depuis si longtemps. « Sin- gulier » est une citation dont je rappellerai le contexte tout à l’heure. Pour témoigner de mon admiration constante et d’une amitié, j’oserai dire d’une affection qui n’a cessé de croître, je me suis donc autorisé à me replier sur ce qui est le plus cher à ma mémoire : quelques-uns des moments, toujours marquants pour moi, où, pendant quelque cinquante ans, j’ai vu, entendu, ou rencontré Paul Ricœur, où la chance par lui me fut donnée de parler avec lui. Et ce fut chaque fois pour moi un événement. Puisque la philosophie ne fut alors jamais absente à ces paroles vives, elle se laissera, je l’espère, toujours entrevoir à travers le sobre récit de ces moments bénis. Toujours des moments de parole, donc, car à tous les sens de ce terme, Ricœur est homme de parole2. Et l’homme de la parole. Plongé de nouveau dans ses œuvres, de façon un peu errante pour y trouver mon chemin, celui d’une certaine parole, justement, voici que je tombe sur un article3 de 1967. Je découvre que j’avais alors marqué d’un trait rouge dans la marge tout un passage où, donnant raison à Hjelmslev (auquel je m’intéressais beaucoup alors, m’interro- geant, moi aussi, d’une autre façon, sur certaines limites de « l’idéologie » struc- turaliste qui dominait à l’époque), Ricœur écrivait : « À cet égard Hjelmslev a raison. [...] L’usage ou emploi est au carrefour de la langue et de la parole. Il faut donc conclure que le mot nomme en même temps que la phrase dit. Il nomme en position de phrase. Dans le dictionnaire, il y a seulement la ronde sans fin des termes qui se définissent en cercle, qui tournoient dans la clôture du lexique. Mais, voici : quelqu’un parle, quelqu’un dit quelque chose ; le mot sort du dictionnaire ; il devient mot au moment où l’homme devient parole, où la parole devient discours et le discours phrase. Ce n’est pas par hasard si en allemand Wort – le mot – est aussi Wort, la parole (même si Wort et Wort n’ont pas le même pluriel). 20 Les mots, ce sont les signes en position de parole. Les mots sont le point d’articulation du sémiologique et du sémantique, en chaque événement de parole. [...] La phrase, nous l’avons vu, est un événement : à ce titre son actualité est transitoire, passagère, éva- nouissante. Mais le mot survit à la phrase. Comme entité déplaçable, il survit à l’ins- tance transitoire du discours et se tient disponible pour de nouveaux emplois. » En face de cette dernière phrase, j’avais écrit en rouge : « en retournant au système ». Ricœur continue : « Ainsi, lourd d’une nouvelle valeur d’emploi – aussi mince soit-elle – il retourne au système. Et, en retournant au système, il lui donne une histoire. » Dans la marge, content de moi, et d’avoir ainsi anticipé la lettre même de cette conclusion, j’écrivis avec une autosatisfaction naïve que j’aggrave en l’avouant encore aujourd’hui : « Voilà... » Un demi-siècle, disais-je. Dont je ne retiendrai ici que des rencontres, des événements de parole apparemment transitoires que ma mémoire tente de sauver comme d’inestimables dons. La première fois que j’ai vu et entendu Paul Ricœur, l’ayant encore fort peu lu, ce fut probablement en 1953. J’étais alors étudiant à l’École normale, et l’un de mes meilleurs amis me proposa d’assister avec lui à une séance de débat organisée, je crois, par la revue Esprit à Châtenay-Malabry. Marrou était là, je l’entendis aussi pour la première fois. Le discours de Ricœur m’impressionna : clarté, élégance, force démonstrative, autorité sans autorité, engagement de la pensée. Il s’agissait déjà d’histoire et de vérité, et aussi des problèmes éthico-politiques de l’heure. L’été qui suivit, décidé à consacrer mon Mémoire d’études supérieures au problème de la genèse chez Husserl, je passais chez moi, à El Biar, de longues semaines à lire Ideen l. Ce livre, on le sait, fut traduit, introduit, commenté, interprété par Ricœur dans un très riche appareil de notes qui illuminèrent ma lecture. C’est vrai, aujourd’hui encore, quand parfois j’y reviens. Ce fut donc ce grand lecteur de Husserl qui, plus rigoureu- sement que Sartre et même que Merleau-Ponty, m’apprit d’abord à lire la « phé- noménologie », et qui d’une certaine façon me servit de guide à partir de ce moment-là. Je me rappelle aussi ses articles sur Kant et Husserl, sur la Krisis, etc., qui devinrent plus tard des références majeures dans mon introduction à l’Origine de la géométrie de Husserl. À partir de 1960, assistant de philosophie générale à la Sorbonne, je ren- contrai Ricœur pour la première fois au moment (un peu plus tard, je uploads/Philosophie/ derrida-la-parole-donner-nommer-appeler-2003.pdf

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