1 Georges Didi-Huberman Une sensibilité deleuzienne∗ Le rapprochement de Gilles

1 Georges Didi-Huberman Une sensibilité deleuzienne∗ Le rapprochement de Gilles Deleuze et Georges Didi-Huberman sous l’enseigne de penseurs contemporains pourra sembler bien étrange. D’abord parce qu’il ne sont pas contemporains, et que l’un n’a jamais été l’élève de l’autre1. Certes Deleuze a bien commencé de lire les premiers livres de Didi-Huberman2, mais parler d’« influence » serait aller bien vite en besogne. Inversement, de très nombreux motifs théoriques font délibérément de ce dernier un penseur non- voire anti-deleuzien : il n’y a qu’à songer à la place de la psychanalyse3, au rôle du négatif et de la dialectique, à l’horizon anthropologique, ou encore à l’inscription dans une généalogie philosophique qui irait d’Aristote à Derrida, en passant par Hegel, Freud, Bataille, Merleau-Ponty4. Ce constat n’est pourtant que philologique, dans la mesure où il se limite à l’examen des textes, dans leur limite thétique, assertorique. Toute la question serait plutôt d’envisager un accord par-delà le désaccord philosophique, en deçà des thèses, des mots, des propositions. Cette forme d’accord discordant, d’actualisation différentielle dessine déjà un mouvement typiquement deleuzien. Pour ne rien dire du « droit au contresens » revendiqué par Deleuze lui-même dans ses travaux de commentaire, dès lors que ce contresens est productif. C’est qu’il en va ici d’une question de sensibilité, davantage que d’une question de concept. Qu’est- ce que sentir un auteur ? Cette question, dès lors que l’on parle d’image ou d’art, prend un relief tout particulier, qui la rend beaucoup moins naïve qu’il n’y paraît. Et l’on comprendra assez vite que le rapport entre Didi-Huberman et Deleuze n’est pas étranger au rapport que nous-mêmes entretenons avec les images. * ∗ Conférence donnée à Istanbul, dans le cadre du cycle de conférences « Deleuze et ses contemporains », organisé par Akbank Sanat et l’Institut français d’Istanbul, en mai 2012. 1 G. Didi-Huberman rappelle avoir raté Deleuze à Lyon, alors qu’il était étudiant dans cette ville universitaire. Voir « Des gammes anachroniques », Entretien avec R. Maggiori, Plaquette du journal Libération, novembre 2000, p. 8. 2 Voir G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 170 et 192. 3 Opposition qui s’amortit quand on sait la proximité conjointe de Deleuze et de Didi-Huberman avec le psychanalyste Pierre Fédida ; et pour ne rien dire de la place qu’occupe la psychanalyse dans Différence et répétition et Logique du sens. 4 Didi-Huberman fait encore part, assez honnêtement, de sa perplexité devant l’entreprise métaphysique deleuzienne, notamment à propos du thème deleuzien de « l’image pure » et du « visible en soi » : « Deleuze (…) n’a sans doute jamais renoncé au projet d’une métaphysique de l’immanence pure (…). Mais je n’arrive pas à prendre pour mon compte – et peut-être tout simplement, à comprendre – ce qu’une pensée de l’image pourrait véritablement tirer de sa supposée ‘pureté’ d’apparition » – où Sartre et la scolastique sont convoqués pour expliciter l’en-soi deleuzien (qui, précisément, n’a rien à voir avec l’en-soi de la substance) cf. « Image », in Objet. Beckett, Paris, Centre Pompidou, Imec, 2007, p. 120. 2 Didi-Huberman n’a pu révolutionner la pensée de l’image, que parce qu’il a su en finir avec « l’image dogmatique ou orthodoxe »5 de la pensée. Il est tout à fait significatif que Deleuze parle ici, dans ce chapitre de Différence et répétition, d’ « image de la pensée » : parce que, historiquement sinon archéologiquement, la constitution de cette image dogmatique de la pensée n’est jamais allée sans une pensée de l’image, autour de laquelle elle s’est cristallisée, dans des rapports de présupposition réciproque où c’est autant une image de la pensée qui détermine une certaine pensée de l’image, qu’une pensée de l’image qui détermine une certaine image de la pensée. Cela, Deleuze n’a pas besoin de le voir ; mais l’historien de l’art, quand il se veut dans le même temps philosophe, occupe alors une position stratégique, puisqu’il lui revient de questionner historiquement et archéologiquement cette pensée de l’image. Car une telle pensée, une telle expérience, est tout à fait déterminée historiquement, et nous habite encore largement aujourd’hui. Ses moments originaires, si l’on entend par « origine » non l’occurrence de la première fois mais la répétition de quelque chose qui insiste, sont autant renaissants que classiques ; on les repère autant chez Alberti que chez Descartes ou Kant. Tous les postulats de l’image de la pensée analysés par Deleuze relèvent ainsi d’une expérience d’image, s’articulent à une expérience de l’image ; ou plutôt les fonctions logiques qui établissent l’image de la pensée trouvent leur schème pratique dans une pensée de l’image : la cogitatio natura universalis, la récognition, le jugement, la représentation… : tout cela tient à une pragmatique de la pensée qui trouve son terrain paradigmatique dans l’expérience des images. N’est-ce pas exemplairement devant un portrait que l’on demande : « qui est-ce ? » (récognition) ; n’est pas exemplairement devant une peinture que l’on demande : « qu’est-ce que ça représente ? » (représentation) ; n’est-ce pas exemplairement devant l’œuvre d’art que l’on juge, que l’on goûte : « c’est beau ! », « ça me plaît ! » (jugement) ; n’est-ce pas lors de la visite dominicale au musée que l’on exerce et partage, entre amis ou en famille, son sens commun ? Le postulat le plus fondamental de cette « image de la pensée de l’image », le voici : l’image est évidente, l’image est évidence. Mais c’est bien parce que l’évidence n’est même pas un concept philosophique, parce qu’elle est pré-philosophique, qu’elle touche à la fois à l’image de la pensée (Descartes) et à la pensée de l’image (Alberti). Qu’est-ce que l’évidence ? c’est le clair et le distinct, voire uniquement le clair. Mais cette clarté est autant logique que phénoménologique, intellectuelle que sensible. Le geste fondateur en l’occurrence est bien celui d’Alberti, qui ouvre quasiment son traité de peinture sur la proposition : « le peintre n’aspire à imiter que (les choses) qui peuvent se voir sous la lumière »6. Voilà l’élément de l’image : la lumière. Et ce n’est pas n’importe quelle lumière : la lumière naturelle, la lumière du soleil. C’est cette lumière, cette clarté naturelle qui fonde le « on voit tous », « on voit bien » : qui fait de la distinction cet acte naturel et bien fondé. Ainsi, c’est bien grâce aux lumières de l’intelligence iconologique que Panofsky peut expliquer comment distinguer Judith et Salomé7, là où leurs iconographies sont extrêmement proches : car cette intelligence iconologique se fonde elle-même sur l’évidence clarté de l’image. 5 G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 172 (cité par la suite DR). 6 L. B. Alberti, La peinture (De pictura), I, 2, trad. T. Golsenne et B. Prévost, revue par Y. Hersant, Paris, Le Seuil, 2004, p. 7 Voir E. Panofsky, « Introduction », Essais d’iconologie , trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1967, p. 26-28. 3 C’est ainsi que l’on dénie à l’image toute problématicité. C’est ainsi que se découvrent les évidences des discours non sur l’art en général, mais sur cette image singulière, sur cette œuvre là, et le sentiment indéfectible qu’ils donnent de passer à côté de l’important. Car toujours pour l’historien de l’art, il s’agit d’identifier : non pas seulement tel artiste ou telle date, mais telle signification, telle catégorie stylistique, tel aspect plastique. Une chose est sûre : on ne risque pas d’être ébloui par cette lumière identificatrice qui donne l’apparence de tout résoudre. Or, le geste fondamental de Georges Didi-Huberman est précisément d’avoir rendu à l’image sa nature problématique. Ce n’est pas là une question d’épistémologie, du moins pas seulement, qui voudrait qu’il n’y ait problème que pour un sujet de la connaissance. A l’instar de l’Idée problématique deleuzienne, l’image est problématique en soi. Ce n’est pas seulement qu’elle fait problème ; elle est un problème. Autant dire que l’image est esthétiquement problématique, et non pas seulement intellectuellement. Cela n’enlève rien à sa nature de phénomène, bien au contraire. L’image reste phénomène, mais elle brille d’une lumière problématique. Qu’est-ce à dire ? Qu’il s’agit là d’une sorte de clair-obscur, qui n’est pas le déterminé de l’évidence, mais qui n’est pas non plus l’indéterminé d’un chaos visuel indifférencié, indistinct. Plus précisément, il faut répondre avec Didi-Huberman que la lumière de l’image est une lumière de braise, si tant est que « l’image brûle : elle s’enflamme, elle nous consume en retour »8. Cette lumière n’est donc plus conçue comme une condition de la visibilité, au sens où la condition est nécessairement extérieure et étrangère à ce qu’elle conditionne. Elle n’est plus un élément mais un événement : un éclair. Un événement, autrement dit une lumière-matière, indissociable d’un état singulier de la matière et du sens : quelque chose se passe, quelque chose se transforme. * C’est donc qu’il y a plus profond que la lumière ; le phénomène n’est pas le dernier mot de l’image, et c’est pourquoi le rapport de Didi-Huberman à la phénoménologie est sans doute uploads/Philosophie/ didi-huberman-une-sensibilite-deleuzienne-libre 1 .pdf

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