94 D E U X I È M E P A R T I E LE F O N D E M E N T SOCIAL ET INTELLECTUEL 9? C

94 D E U X I È M E P A R T I E LE F O N D E M E N T SOCIAL ET INTELLECTUEL 9? C H A P I T R E V VISIONS DU MONDE ET CLASSES SOCIALES Cette seconde partie de notre travail sera — par la force des choses — entièrement différente de la précédente, et cela non seulement par la nature des faits dont elle se propose d’esquisser l’étude, mais aussi et surtout par le degré de connais­ sance et de rigueur qu’elle aura atteint dans leur exploration. Aussi croyons-nous utile de la commencer par un chapitre indiquant les raisons méthodologiques pour lesquelles nous n ’avons pas cru pouvoir adopter une des deux voies coutu­ mières à savoir : étudier les œuvres sans aucune référence sérieuse aux événements économiques, sociaux et politiques de l’époque ou bien accompagner leur étude d’un montage plus ou moins séduisant et même spectaculaire, suggérant comme certaine une image de ces faits qui repose sur une sélection arbitraire, nullement fondée sur une étude scientifique sérieuse, de quelques données privilégiées. Le présent chapitre se pro­ pose donc de justifier au nom de l’étude positive les deux chapitres suivants dont la fin principale — en plus des quelques hypothèses qu’ils essayent de formuler —■ est en premier lieu de marquer des lacunes et d’indiquer les domaines qu’il faudra encore explorer par un long et m inutieux travail de recherche avant de pouvoir établir sur un fondement vraim ent solide la connaissance de l’œuvre de Pascal et du théâtre de Racine. Il y a en effet à la base du présent travail une hypothèse générale qu’il importe de formuler de manière explicite et cela d’autant plus que nous la prenons rigoureusement au sérieux en acceptant toutes les conséquences méthodologiques qui en décou­ lent : celle que les faits humains ont toujours le caractère de struc­ tures significatives dont seule une étude génétique peut apporter à la fois la compréhension et l'explication : compréhension et explication qui sont — sauf accident heureux mais ne devant pas entrer en ligne de compte pour la méthodologie de la recherche — inséparables pour toute étude positive de ces faits. Il serait peut-être utile d’ajouter d’emblée que comme .pour le pari de Pascal, pour les postulats pratiques de K ant et pour le socialisme de Marx, les raisons qui nous incitent à partir de 98 L E D I E U C A C H É cette hypothèse sont d’ordre à la fois théorique et pratique. Théorique parce qu’elle nous paraît la seule qui permette d’établir la connaissance la plus conforme à la réalité objective de la signification et de l’enchaînement des faits, pratique dans la mesure où elle permet de justifier la science par sa fonction humaine et l’homme par l’image que nous donne de lui une connaissance aussi rigoureuse et aussi précise que nous pouvons l’atteindre. Dire cependant que cette hypothèse se trouve à la base de la pensée marxiste, c’est affirmer implicitement le caractère erroné de toute une série d’interprétations de cette doctrine qui, séparant le théorique du pratique, emploient les concepts qui nous paraissent contradictoires d'éthique et de sociologie marxis- te8, , , Dans la mesure même où le mot « éthique » signifie un ensemble de valeurs acceptées indépendamment de la structure delà réalité et le mot « sociologie » un ensemble — systématique ou non — de jugements de fait indépendants des jugements de valeur, toute éthique et toute sociologie deviennent étrangères et contraires à une pensée qui affirme qu’aucune valeur ne doit être reconnue et admise que dans la mesure où cette reconnais­ sance est fondée sur la connaissance positive et objective de la réalité, de même que toute connaissance valable de la réalité ne peut être fondée que sur une pratique — et cela veut dire sur la reconnaissance, explicite ou implicite d’un ensemble de valeurs — conformes au progrès de l’histoire. Il ne peut y avoir ni une « éthique » ni une « sociologie » marxistes pour la simple raison que les jugements marxistes de valeur se veulent scien­ tifiques et que la science marxiste se veut pratique et révolu­ tionnaire. _ . , C’est dire que, lorsqu’il s’agit de la connaissance positive de la vie humaine, aussi bien que de l’action politique ou sociale, les concepts de « science » et d’ « éthique » deviennent des abstractions secondaires et — dans la mesure même où on essaie de les séparer l’une de l’autre — déformantes de l’attitude totale qui nous paraît seule valable et qui embrasse à la fois dans une unité organique la compréhension de la realite sociale, la valeur qui la juge et l’action qui la transforme. Or, pour désigner cette attitude totale, il nous semble qu on peut, en respectant l’essentiel de sa signification courante, employer le terme de foi, à condition bien entendu de le débar­ rasser des contingences individuelles, historiques et sociales qui le lient à telle ou telle religion précise, ou même aux religions positives en général. Nous ne connaissons en effet pas d autre terme indiquant avec autant de précision le fondement des valeurs dans la réalité et le caractère différencié et hiérarchisé de toute réalité par rapport aux valeurs. V I S I O N S D U M O N D E E T C L A S S E S S O C I A L E S 99 Sans doute l’emploi du terme « foi » recèle-t-il des dangers évidents, dus surtout au fait que le socialisme marxiste qui s’est développé à partir du X IX e siècle en opposition constante à toute religion révélée affirmant l’existence d’une transcendance sur­ naturelle ou supra-historique, et qui dépassait en les intégrant non seulement l’augustinisme mais aussi le rationalisme des lumières, a mis en fait presque toujours l’accent sur sa tradi­ tion rationaliste qui en faisait à juste titre l’héritier et le conti­ nuateur du développement du tiers état et de ses révolutions encore tout proches, et sur son opposition — sans doute réelle — au christianisme. C’est pourquoi, en parlant de « foi », mot réservé jusqu’ici le plus souvent aux religions révélées de la transcendance sur­ naturelle, on donne presque inévitablement l’impression d’aban­ donner l’interprétation traditionnelle et de vouloir christia­ niser le marxisme, ou tout au moins y introduire des éléments de cette transcendance. En réalité, il n ’en est rien. La foi marxiste est une foi en l'avenir historique que les hommes font eux-mêmes, ou plus exactement que nous 1 devons faire par notre activité, un « pari » sur la réussite de nos actions; la transcendance qui fait l’objet de cette foi n’est plus ni surnaturelle ni transhis­ torique, mais supra-individuelle, rien de plus mais aussi rien de moins. Il se trouve cependant que cela suffit pour que la pensée marxiste renoue ainsi par delà six siècles de rationalisme thomiste et cartésien avec la tradition augustinienne; et cela bien entendu non sur le point de la transcendance où leur diffé­ rence reste radicale, mais dans l’affirmation commune aux deux doctrines que les valeurs sont fondées dans une réalité objective non pas absolument mais relativement connaissable (Dieu pour Saint Augustin, l’histoire pour Marx) et que la connaissance la plus objective que l’homme puisse atteindre de tout fait histo­ rique suppose la reconnaissance de cette réalité — transcen­ dante ou supra-individuelle — comme valeur suprême. Encore faut-il mentionner une autre différence capitale entre ces deux positions : le Dieu augustinien existe indépendam­ m ent de toute volonté et de toute action humaine, l’avenir historique par contre est une création de nos volontés et de nos actions. L’augustinisme est certitude d'une existence, le marxisme pari sur une réalité que nous devons créer, entre les deux se situe la position de Pascal : pari sur l’existence d’un Dieu surnaturel, indépendant de toute volonté humaine. Le fait cependant que le marxisme m et au commencement de toute étude positive des faits humains un pari, et qu’il voit I . I. La différence est considérable entre ces deux formules. « Les hommes font » est une perspective qui prétend voir l’histoire de l’extérieur. « Nous faisons », c’est la perspective pratique de la foi et de l’action. 100 L E D I E U C A C H É dans ce pari la condition indispensable de tout progrès de la recherche ne devrait pas — en soi — susciter trop d’étonnement de la part des penseurs familiarisés avec le travail scientifique. Le physicien, le chimiste eux-mêmes ne partent-ils pas eux aussi du pari sur la légalité du secteur de l’univers qu’ils étu­ dient? et ce pari des sciences physico-chimiques n ’était-il pas au X V IIe siècle et encore plus au X IIIe siècle tout à fait nouveau et insolite? Ce n’est donc pas le fait de partir d’un « pari » initial qui peut constituer déjà comme tel une objection sérieuse à la méthode dialectique en tan t que méthode positive, mais la nature spécifique de uploads/Philosophie/ dieu-cache-2-image.pdf

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