DU BON USAGE DE LA PSYCHOLOGIE EN PHILOSOPHIE. Fabrice Clément In Critique 599

DU BON USAGE DE LA PSYCHOLOGIE EN PHILOSOPHIE. Fabrice Clément In Critique 599 (avril), Paris, Ed. de Minuit, pp. 227-246. DU BON USAGE DE LA PSYCHOLOGIE EN PHILOSOPHIE 2 VINCENT DESCOMBES, La denrée mentale, Paris, Ed. de Minuit, 1995, 349p. VINCENT DESCOMBES, Les institutions du sens, Paris, Ed. de Minuit, 1996, 350p. PASCAL ENGEL, Philosophie et psychologie, Paris, Gallimard, Folio-essais, 1996, 473p. Deux fées rivales se sont penchées sur le berceau de la psychologie et leurs apports ont orienté à tout jamais sa destinée. De la philosophie, la psychologie a hérité son objet d’étude, l’âme humaine, dont le caractère insondable a entraîné une fragmentation des domaines d’analyse (comportement, raisonnement, apprentissage, manipulation de symboles, etc.). Mais la psychologie s’est d’emblée voulu scientifique et l’exemple prestigieux de la biologie constitue l’horizon vis-à-vis duquel elle ne peut s’empêcher de mesurer ses progrès1. La psychologie est ainsi prise dans un champ de forces contraires. D’une part, on la conjure d’éclairer notre intimité, de nous décrire ces facultés supérieures qui nous permettent «d’entrer en relation» avec le monde, de réfléchir, d’élaborer ces univers mentaux qui nous fascinent tant, bref de rendre compte de nos contenus mentaux. D’autre part, fidèles à l’esprit scientifique, on tient à ce que ses méthodes soient rigoureuses, qu’elle ne fasse pas appel à des entités dont l’existence physique est douteuse et qu’elle nous instruise sur la nature des causes qui sont à l’orgine de nos fonctionnements mentaux; autrement dit, on lui demande de décrire un mécanisme. La situation ontologique de la psychologie s’avère ainsi assez inconfortable puisqu’elle se trouve contrainte de fabriquer du sens à partir de mécanismes causaux. I La solution la plus récente à ce problème d’ordre quasiment métaphysique est à rechercher dans le paradigme cognitiviste. Ce dernier prend sa source dans une révolte contre le béhaviorisme qui, sous couvert de scientificité, refusait de prêter vie à de quelconques entités mentales: seuls comptaient pour ce courant les «entrées» sensorielles (input) et les «sorties» comportementales (output), et le but consistait à trouver des correspondances nomiques entre ces deux «observables». Avec les travaux de Turing, qui visaient à concevoir une machine universelle capable d’exécuter n’importe quel programme exprimable en code binaire, il devint 1 Pour une histoire des rapports entre la psychologie et la biologie, on peut se référer au livre de Marc Jeannerod, De la Physiologie mentale. Histoire des relations entre la Psychologie et la Biologie, Paris, Odile Jabob, 1996. DU BON USAGE DE LA PSYCHOLOGIE EN PHILOSOPHIE 3 pensable de modéliser les processus de pensée d’un organisme et d’en tester la plausibilité sur un ordinateur2. La vogue du «computationnalisme» était lancée et elle trouva un appui philosophique dans le fonctionnalisme développé par Hilary Putnam, qui soutint que l’étude des opérations logiques de l’esprit n’avait pas à se soucier de la matière dans laquelle celui-ci est «réalisé» – c’est-à-dire des structures cérébrales3. La psychologie «tenait» ainsi son ontologie qui, pour reprendre l’idée des «mondes» proposée par Popper, était sise entre le «monde 1» des réalités physiques et le «monde 3» des significations abstraites. Ainsi, entre les entrées et les sorties, la psychologie cognitive intercale des états mentaux censés exercer un rôle causal vis-à-vis des stimuli, des sorties comportementales et des autres états mentaux du dispositif cognitif auquel ils sont attribués4. Le programme dominant devient alors fonctionnaliste puisqu’il cherche à identifier ces états mentaux en déterminant la fonction qu’ils jouent au sein du système cognitif. Le point de vue du psychologue se distingue alors aussi bien du point de vue du physicien, qui s’attache aux propriétés physiques et aux lois de la matière, que du point de vue intentionnel de Monsieur-tout-le-monde, qui attribue à autrui les croyances et les désirs qu’il devrait avoir étant donné sa place et ses objectifs. Sa stratégie est plutôt comparable à celui d’un programmeur capable de prédire le comportement d’une machine en se basant sur les buts qui ont présidé à son élaboration5. Une telle approche, sur laquelle repose aujourd’hui encore une bonne part de la légitimité institutionnelle de la psychologie, est cependant régulièrement soumise à un feu de critiques issue de l’ascendance biologique de la discipline. Pour certains partisans acharnés d’une forme radicale de matérialisme, appelés «éliminativistes», le «monde 2» des entités psychologiques relève de la pure mythologie. Les psychologues cognitifs sont accusés de tomber dans le panneau de la psychologie populaire en essayant de discriminer par des méthodes scientifiques les états mentaux (les intentions, les désirs, les croyances) dont les gens se servent dans la vie de tout les jours alors que de telles entités sont en fait comparables au 2 Howard Gardner, Histoire de la révolution cognitive. La nouvelle science de l’esprit, Paris, Payot, 1993 (1ère éd. américaine, 1985). 3 Pour Putnam, le comportement de quelque chose comme une machine n’est pas expliqué par la physique ou la chimie de celle-ci mais par son programme. Ce dernier n’est pas une propriété physique ou chimique de la matière dans laquelle il est réalisé; il s’agit d’une propriété abstraite de la machine. De manière similaire, les propriétés psychologiques des êtres humains ne peuvent pas être ramenées à des propriétés physiques et chimiques. Hilary Putnam, Mind, Langage and Reality. Philosophical Papers, vol. II, Cambridge, Cambridge University Press, 1975. 4 Pierre Jacob, «Le problème du rapport entre du corps et de l’esprit aujourd’hui. Essai sur les forces et les faiblesses du fonctionnalisme» in D. Andler (ed.), Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, 1992. 5 Cette distinction, inspirée de David Marr, est proposée par Daniel Dennett dans La stratégie de l'interprète. Le sens commun et l'univers quotidien, Paris, Gallimard, 1990 (1987). DU BON USAGE DE LA PSYCHOLOGIE EN PHILOSOPHIE 4 phlogistique dont on faisait si grand usage autrefois en chimie. Les éliminativistes jugent alors que seule l’étude du cerveau est légitime, à tel point qu’ils revendiquent le titre de «neurophilosophes»6. Mais le cognitivisme a également à subir les assauts issus de l’ascendance philosophique de la psychologie, qui lui reproche de ne pas du tout rendre compte de l’esprit humain. C’est à une telle attaque que s’emploie Vincent Descombes dans le premier volume de ses Disputes de l’esprit intitulé La denrée mentale. Dans les pages qui suivent, nous commencerons par donner les raisons principales de son opposition, puis nous résumerons la contre-proposition, d’obédience holiste, qu’il développe dans un second volume, Les institutions du sens. L’ouvrage de Pascal Engel, Philosophie et psychologie, nous servira à tempérer les accusations anti-psychologistes de Descombes et à indiquer les domaines où une collaboration entre philosophes et psychologues peut s’avérer féconde. Nous concluerons en suggérant quelques pistes d’analyse empruntées aux neurosciences contemporaines. II Si Jerry Fodor occupe aujourd’hui encore une place de choix dans le champ des sciences cognitives, c’est parce qu’il a proposé une solution élégante au puzzle logique qui découle de l’objectif même de la psychologie scientifique: donner une explication causaliste des phénomènes mentaux. Descombes, dans La denrée mentale (dorénavant DM), prend sa théorie pour principale cible de ses critiques et il convient donc de donner un bref aperçu de son modèle. Le problème de Fodor peut se résumer en une phrase: comment réduire la vie mentale à un mécanisme physique ou syntaxique? Toute la difficulté consiste alors à faire tenir ensemble une série d’exigences que doit remplir à son avis une théorie psychologique. Fodor accepte tout d’abord le «critère de Brentano»: une action intentionnelle s’explique par le contenu de l’intention. Si, pour prendre un exemple qui nous servira de fil directeur, Jo, chauffeur de taxi de son état, s’arrête au feu rouge, c’est parce qu’il dispose de la croyance que ce signal commande l’arrêt du véhicule et du désir de ne pas contrevenir aux règles de la circulation tout en évitant un accident. Mais Fodor se veut également causaliste, ce qui implique une explication de l’action par l’indication d’un état antécédant dont l’occurence suffit à produire l’action à expliquer. Comme il est aussi mentaliste, cette cause doit être mentale, ou alors l’explication ne serait pas psychologique. Enfin, étant donné le matérialisme qu’il confesse, ces causes mentales sont bien réelles puisque physiques (DM p.288). 6 Voir par exemple, Paul Churchland, «Eliminative Materialism and the Propositional Attitudes», in W.G. Lycan (ed.), Man and Cognition. A reader, Cambridge, Blackwell Publishers, 1992 (1990), pp.206-223. DU BON USAGE DE LA PSYCHOLOGIE EN PHILOSOPHIE 5 Comment dès lors concilier ces prétentions? Fodor se tourne alors vers l’informatique et l’usage qu’elle fait de la notion de symbole7. Les symboles constituent en effet la pièce manquante de son puzzle car ils disposent à la fois de propriétés sémantiques et de propriétés physiques. Si Jo écrit par exemple sur une pancarte «le chat est sur la banquette arrière de mon taxi», les symboles utilisés ont une existence matérielle et possèdent par là-même certaines propriétés (ils reflètent la lumière d’une certaine manière, ils exercent une influence gravitationnelle minuscule mais en principe mesurable, etc.). Mais ce qu’il a écrit est aussi sémantiquement évaluable: cette phrase est vraie si et seulement s’il y a effectivement un chat sur la banquette8. Or les développements de l’informatique ont montré qu’il est possible de prendre au sérieux uploads/Philosophie/ du-bon-usage-de-la-psychologie-en-philosophie-fabrice-clement.pdf

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