Genèses Comment traduire les philosophes allemands ? Entretien avec Jean-Pierre

Genèses Comment traduire les philosophes allemands ? Entretien avec Jean-Pierre Lefebvre Gérard Noiriel, Peter Schöttler, Jean-Pierre Lefebvre Citer ce document / Cite this document : Noiriel Gérard, Schöttler Peter, Lefebvre Jean-Pierre. Comment traduire les philosophes allemands ? Entretien avec Jean- Pierre Lefebvre. In: Genèses, 7, 1992. Lieux du travail. pp. 150-162; doi : https://doi.org/10.3406/genes.1992.1111 https://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1992_num_7_1_1111 Fichier pdf généré le 14/05/2018 O I R I R Comment traduire les philosophes allemands ? Entretien avec Jean-Pierre Lefebvre Gérard Noiriel et Peter Schôttler ► ►► A l'occasion de la parution de sa nouvelle traduction de la Phénoménologie de Hegel, nous avons demandé à Jean-Pierre Lefebvre, maître de conférences en allemand à l'École normale supérieure, de nous parler de son « savoir-faire » de traducteur. Parmi les ouvrages traduits ces dernières années par Jean-Pierre Lefebvre, citons : Hegel, Phénoménologie, Paris, Aubier, « Bibliothèque philosophique», 1991. Hôlderlin, Journal de Bordeaux, Bordeaux, William Blake and Cie, 1990. H. Heine, Der Gute Trommler, Hambourg, Hofman und Campe, 1986. K. Marx, le Capital 1, Paris, Éditions sociales, 1983. K. Marx, Manuscrits de 1861-1863, Paris, Éditions sociales, 1981. K. Marx, Gundrisse, Paris, Éditions sociales, 1980. E. Kant, Essai sur les maladies de la tête, Toulouse, L'Évolution psychiatrique, 1975. Jean-Pierre Lefebvre a aussi écrit un roman, la Nuit du passeur, Paris, Denoël, 1989. ■ y/ partant de la nouvelle traduction de ri la Phénoménologie de Hegel que tu viens ■ J de publier, on aimerait que tu nous expliques les problèmes que rencontre un « traducteur professionnel » dans son travail concret, en commençant, si tu es d'accord, par évoquer les enjeux intellectuels et sociaux sous-jacents à la traduction depuis le XDČ siècle. Historiquement, depuis deux siècles au moins, il y a toujours eu un lien étroit entre les problèmes « techniques » posés par la traduction des textes philosophiques allemands et le contexte de leur réception intellectuelle en France. Depuis le début du XIXe siècle, en France, la réception de la philosophie allemande a été problématique. Jusque-là, la question ne se posait pas, du fait même que les philosophes communiquaient entre eux soit en latin (cf. encore les premiers textes de Kant), soit en français. Au XVIIIe siècle, la France est la référence culturelle centrale en Europe et la langue française est le véhicule naturel de toute une tradition cartésienne ou néocartésienne, que ce soit en Allemagne, en Hollande... Seuls les Anglais échappent à cette influence en écrivant leurs textes dans leur langue maternelle, ce qui ne sera peut-être pas sans effet sur la réception de leurs concepts ailleurs en Europe (Leibniz par exemple lit les Anglais à partir des traductions françaises). La question de la traduction ne devient un problème central qu'à partir du XIXe siècle, au moment où la langue devient un enjeu essentiel pour la définition de la culture ou de Г« identité » nationale. On ne peut comprendre les conditions de la réception de la philosophie allemande en France indépendamment de ce changement de conjoncture, marqué par l'affaiblissement du français comme langue philosophique « universelle » au profit de l'allemand qui va véhiculer, au moins jusqu'au début du XXe siècle, la pensée philosophique dominante. Genèses 7, mars 1992, p. 150-162 150 О I R I R Les intellectuels français sont-ils en mesure dès le début du XIXe siècle de traduire correctement les textes philosophiques allemands ? Je ne pense pas. En fait, il n'y a alors que très peu de locuteurs francophones, liés au monde universitaire, qui connaissent suffisamment l'allemand et la philosophie pour appréhender correctement des pensées comme celles de Kant ou Schleiermacher et encore moins des philosophies comme celles de Fichte, puis Schelling et Hegel, qui travaillent de façon plus systématique les aspects langagiers de la pensée. On parle pourtant souvent, aujourd'hui, de Г engouement des romantiques pour la philosophie allemande. Je pense à Michelet et surtout à Edgard Quinet qui traduit Herder en français. Bien sûr. Il y a eu Madame de Staël, puis toute une tradition, mais elle a surtout des effets imaginaires. Sur le plan philologique, le bilan de cet engouement est très maigre. Même Quinet n'a pas traduit de l'allemand. On a cru, parce que la mère de Quinet était d'ascendance allemande, qu'il avait traduit Herder de l'allemand en français. Mais en réalité sa traduction est faite à partir de l'anglais. Les cercles politiques révolutionnaires ne s'intéressent-ils pas aux querelles politiques que provoque Г hégélianisme en Allemagne ? Là encore, l'aspect « fantasmatique » est dominant. Mais il est vraisemblable que sans cet aspect, les traductions proprement dites n'auraient pas vu le jour. La connaissance commence par l'opinion ! D'où les diatribes de Marx, par exemple, contre la pseudo-« formation allemande » des révolutionnaires français, Proudhon, Leroux. Heine va même jusqu'à dénier à Cousin un tel savoir. A l'inverse, il ne faut pas surestimer la connaissance des langues étrangères parmi les exilés politiques. Je ne suis pas sûr que Marx ait écrit Misère de la philosophie directement en français. Même chose pour Heine. On a longtemps dit qu'il avait publié une partie de son œuvre en français. En fait, même ses œuvres publiées d'abord en français ont été écrites au départ en allemand et traduites pour les journaux français. Le plus souvent, le traducteur était lui-même un Allemand émigré dont la connaissance du français était parfois « limite » ; ce qui pose le problème du rewriting, très inégal en ce qui concerne Heine. Il faudrait donc aussi retraduire ces textes en français ? Pour l'un des textes de Heine, c'est d'ailleurs ce que je suis en train de faire. S 'agissant de Marx, la traduction du Capital offre une illustration pathétique de ce problème. En 1868, quand le livre paraît en Allemagne, Marx et Engels se posent la question du traducteur français. Après avoir longtemps cherché, ils trouvent finalement un proudhonnien qui a traduit Feuerbach, Joseph Roy. Ils sont persuadés que le résultat est excellent ; ce qui en soit est un indice de ce qu'ils ne dominent pas la question ; sinon ils n'auraient pas porté ce jugement. Marx s'engage alors dans un processus terrible. Je dis toujours qu'il est mort de ça. En révisant la traduction du Capital, il est entré dans un cycle pathologique. Il s'est rendu compte que le traducteur n'avait pas compris un certain nombre de passages et qu'il fallait qu'il les réécrive. Ce qui n'a fait qu'accroître chez lui le désir « palimpsestique », sa tendance à toujours vouloir réécrire ce qu'il avait écrit. Il y a là, je crois, un effet du peu d'expériences accumulées en ce qui concerne la traduction des œuvres théoriques, une preuve de la naïveté qui perdure au moins jusqu'à la fin du siècle. On est encore dans le monde de Goethe pourtant très attentif aux questions de genre et de forme et qui était considéré comme un traducteur. Goethe était convaincu qu'il faisait de la traduction et non une réécriture, lorsqu'il écrivait ce qu'on 151 O I R - FAIR appellerait aujourd'hui des adaptations de textes originaux. Quand il s'agit de littérature, on dispose d'une marge de manœuvre qui fait partie du genre ; mais il n'en va pas de même avec les textes philosophiques. Cet exemple illustre bien le côté relatif des critères qui définissent la « bonne » traduction. De quel moment peut-on dater la codification universitaire des normes qui régissent aujourd'hui la traduction ? Jusqu'à la fin du XIXe siècle, on ne peut guère parler de tradition universitaire. La tradition dominante est encore celle des XVIe- XVIIe siècles : c'est celle du face à face des textes latins ou grecs et de leurs correspondants français avec un versant scolaire diffusé par les manuels et un versant théologique enfermé dans la glose des textes sacrés. Le problème de la traduction commence à se poser au moment même où la tradition cartésienne - fondée sur le postulat universaliste de la transparence dans la communication (ce qui se conçoit bien s'énonce clairement)- entre en contradiction avec le renforcement des cultures nationales. Mais la force de la tradition universaliste en France reste telle, au début du XIXe siècle, que les problèmes de la traduction d'une langue dans une autre ne sont en général même pas perçus. Il y a donc, dès le départ, une sorte de « quiproquo » dans la réception de Hegel en France ? Peut-être pas, en raison justement du caractère tardif des traductions de Hegel. Il est mort en 1831. A cette date, une partie minime de son œuvre a été publiée en Allemagne. La Phénoménologie a été tirée à 750 exemplaires en 1807 et n'a pas été rééditée de son vivant ; la Logique, Y Encyclopédie et la Philosophie du droit ont été publiées ensuite. Après sa mort, ses élèves de Berlin ont entrepris d'éditer l'ensemble de son œuvre (non seulement les textes qu'il avait lui-même rédigés, mais aussi ses 152 VOIR I R cours). Hegel ayant très tôt eu la réputation en France d'être non seulement « obscur », mais surtout « subversif », on comprend que ce soient des gens uploads/Philosophie/ genes-1155-3219-1992-num-7-1-1111.pdf

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