Revue Philosophique de Louvain Du mal radical à la banalité du mal. Remarques s
Revue Philosophique de Louvain Du mal radical à la banalité du mal. Remarques sur Kant et Arendt Fabio Ciaramelli Résumé Dans son reportage sur le procès Eichmann, Hannah Arendt a parlé d'une «banalité du mal» et a voulu interroger l'étrange interdépendance entre le mal et l'absence de pensée. Bien que la thèse de la banalité du mal se comprenne comme un abandon de la notion kantienne de mal radical, l'A. interroge l'explication oblique d 'Arendt avec Kant, dont la liaison entre mal et Gewis- senlosigkeit permet de mieux comprendre l'enjeu de la réflexion d'Arendt. Abstract In her account of the Eichmann trial Hannah Arendt has spoken of a "banality of evil" and has sought to inquire into the strange mutual dependence of evil and the absence of thought. Although the thesis of the banality of evil is understood as an abandonment of the Kantian notion of radical evil, the A. inquires into the indirect explanation of Arendt by means of Kant, whose link between evil and thoughtlessness makes it possible to understand better the kernel of Arendt' s thought. (Transl. by J. Dudley). Citer ce document / Cite this document : Ciaramelli Fabio. Du mal radical à la banalité du mal. Remarques sur Kant et Arendt. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 93, n°3, 1995. pp. 392-407; https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1995_num_93_3_6941 Fichier pdf généré le 26/04/2018 Du mal radical à la banalité du mal Remarques sur Kant et Arendt Au début de l'essai kantien sur le mal radical, on peut lire ce qui suit: «Que le monde est mauvais [Dafi die Welt im argen liege], c'est là une plainte aussi ancienne que l'histoire, et même que la poésie plus vieille encore, bien plus, aussi ancienne que le plus vieux de tous les poèmes, la religion des prêtres»1. Plainte, complainte ou lamentation immémoriale et incontestable, qu'il faut toutefois réinterroger dans ses présupposés et dans ses implications, depuis que le «fil de la tradition est coupé»2, que les croyances à la base de la religion des prêtres sont devenue démodées, depuis surtout que les horreurs et les massacres de notre siècle — dont Auschwitz est assurément le symbole et l'emblème, mais malheureusement n'est plus le seul cas d'espèce — ont introduit dans le monde «un mal radical, inconnu de nous auparavant, qui met un terme à l'idée que des valeurs évoluent et se tranforment»3. L'analyse du totalitarisme par Hannah Arendt aboutit ainsi à la découverte d'une matérialisation extrême et inédite de la notion kantienne de «mal radical», matérialisation qui constitue un défi pour la 1 Die Religion inner halb der Grenzen der blofien Vernunft, B 3; trad. Gibelin, Vrin 1983, p. 65. 2 La conscience aiguë d'une rupture de la tradition et de son aboutissement dans de «sombres temps» traverse l'ensemble de l'œuvre de Hannah Arendt, et fait pendant avec ce mot de René Char qu'elle cite souvent: «notre héritage n'est précédé d'aucun testament» (cfr surtout la préface aux essais traduits en français sous le titre La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 11-27, ainsi que La vie de l'esprit, vol. I, La pensée, Paris, PUF, 1981, p. 27). Cette conviction qui lui permet d'aborder à nouveaux frais le trésor d'un héritage qui nous est transmis sans mode d'emploi, constitue par ailleurs le dénominateur commun entre Arendt et Heidegger, lequel, comme elle le dira dans l'hommage pour son quatre-vingtième anniversaire, «précisément parce qu'il savait que le fil de la tradition était coupé, découvrait le passé d'un regard nouveau» (Martin Heidegger a quatre-vingt ans, in H. Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard, 1974 p. 309-310). Mais ce «recoupement entre les deux démarches» ne signifie nullement «qu'elles soient semblables», comme le démontre l'ouvrage désormais indispensable de Jacques Taminiaux, La fille de Thrace et le penseur professionnel. Arendt et Heidegger, Paris, Payot, 1992. L'on se référera aussi à son article précédent, Arendt, disciple de Heidegger?, in Études phénoménologiques, 1985, n. 2, p. 1 1 1-136. 3 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme. Vol. III, Le système totalitaire, Paris, Seuil, 1972, p. 180. Du mal radical à la banalité du mal 393 pensée, dans la mesure où «nous n'avons, en fait, rien à quoi nous référer pour comprendre un phénomène dont la réalité accablante ne laisse pas de nous interpeller, et qui brise les normes connues de nous»4. On sait que par la suite, au sujet des mêmes crimes monstrueux où elle avait vu la réalisation de 1' «enfer sur la terre»5, Arendt parlera de «banalité du mal». Cette formule constitue le sous-titre de son reportage sur le procès Eichmann, auquel elle se sentit obligée d'assister au nom de son passé, et à l'égard duquel «elle dira rétrospectivement que c'était une Cura posterior», c'est-à-dire sa façon de régler ses comptes avec l'histoire de l'Holocauste6. Or, c'est précisément lors du procès Eichmann que le défi d'un mal «inconnu de nous auparavant» rebondit, puisqu 'Arendt est confrontée au paradoxe inquiétant que des crimes si monstrueux et horribles ont pu avoir pour auteur et pour responsable un homme médiocre et banal, qui pour ainsi dire ne s'était même pas «rendu compte de ce qu'il faisait»7. Le fait incontestable qu'elle avait sous les yeux, comme elle le rappelle au début de Thinking, c'était le «manque de profondeur évident» du coupable, jusqu'au point «qu'on ne pouvait faire remonter la méchanceté incontestable de ses actes à un niveau plus profond de causes ou de motifs. Les actes étaient monstrueux, mais l'auteur — tout au moins l'auteur hautement efficace qu'on jugeait alors — était tout à fait ordinaire, médiocre, ni démoniaque ni monstrueux. Il n'y avait en lui trace ni de convictions idéologiques solides, ni de motivations spécifiquement malignes, et la seule caractéristique notable qu'on décelait dans sa conduite [...] était de nature entièrement négative: ce n'était pas de la stupidité, mais un manque de pensée [thoughtlessness]»* . C'est à partir de cette constatation qu' Arendt parle de la «banalité du mal», en s 'opposant à toute une tradition qui avait considéré le mal comme quelque chose de démoniaque et de grandiose. 4 Id., p. 201. 5 Cette expression donne le titre à un beau texte de J. Ragozinski, L'enfer sur la terre (Hannah Arendt devant Hitler), in Revue des sciences humaines, 1989, n. 213, p. 183-206. Cfr aussi A.-M. Roviello, Sens commun et modernité chez Hannah Arendt, Bruxelles, Ousia, 1987, p. 187-196 et passim, C. Chaher, Radicalité et banalité du mal, in Ontologie et politique, Actes du colloque Hannah Arendt, Paris, Tierce, 1989, p. 237- 256 et A. Milchman et A. Rosenberg, Hannah Arendt and the Etiology of the Desk Killer, in History of European Ideas, 1992, XIV, p. 213-226. 6 E. Young-Bruehl, Hannah Arendt, Paris, Anthropos, 1986, p. 430. 7 Eichmann in Jerusalem. A Report on the Banality of Evil, New York, Penguin Book, 1964, p. 287; tr. fr., Paris, Gallimard, 1991, 2e édition, p. 460. 8 La vie de l'esprit, I, p. 18-19. Cfr aussi Eichmann in Jerusalem, notamment p. 287-288; tr. fr., p. 459-461. 394 Fabio Ciaramelli Dans sa réponse à G. Scholem qui remarquait la contradiction entre la thèse — ou plutôt, d'après Scholem, le «slogan» — de la banalité du mal, et l'analyse du mal radical contenue dans le livre précédent sur le totalitarisme, Arendt avoue avoir effectivement changé d'avis à ce sujet. Et elle ajoute: «Désormais, ce que je pense vraiment c'est que le mal n'est jamais 'radical', il est seulement extrême, et il ne possède pas de profondeur ni non plus de dimension démoniaque. Il peut envahir et dévaster le monde entier, puisqu'il se développe à sa surface comme un champignon. Comme je l'ai dit, il 'défie' la pensée, car celle-ci essaie d'atteindre la profondeur, d'aller aux racines, et lorsqu'elle cherche le mal, elle est frustrée, car elle ne trouve rien. Telle est sa 'banalité'»9. Tout cela comporte évidemment une explication oblique avec la thèse kantienne du mal radical entendu comme penchant ou propension [Hang] affectant en ses racines la nature humaine10, sans toutefois en annuler la disposition [Anlage] originaire vers le bien11, ce qui autorisait Kant à considérer les «grands crimes» comme des exceptions, voire des «paroxysmes dont l'aspect fait frémir tout homme sain d'esprit»12. Or, Eichamnn — en tant que spécimen de ce nouveau type de criminel apparu avec le totalitarisme — n'était ni fou ni stupide, il était «en effet 'normal' dans la mesure où 'il n'était pas une exception dans le régime nazi'. Mais, étant donné ce qu'était le Troisième Reich, seules des 'exceptions' auraient agi 'normalement'»13. Lorsque le rapport entre l'exception et la normalité se renverse, tout se passe comme si la prolifération et l'expansion planétaire du mal risquaient de nous rendre désormais presque insensibles à son avènement et d'interrompre par conséquent la plainte immémoriale évoquée par Kant. 9 Eichmann in Jerusalem: An Exchange of Letters, in H. Arendt, The Jew as Pariah, édité par R. Feldman, New York, Grove Press Inc., 1978, p. 251. Toutefois, déjà dans le livre sur le totalitarisme, où pourtant Arendt ne s'interdisait pas encore de parler de mal radical, on pouvait lire ceci: «C'est uploads/Philosophie/ du-mal-radical-a-la-banalite-du-mal-remarques-sur-kant-et-arendt 3 .pdf
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- Publié le Aoû 20, 2021
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