LES DISCIPLINES DE L’USAGE DISCURSIF DU LANGAGE RHÉTORIQUE, POÉTIQUE, HERMÉNEUT

LES DISCIPLINES DE L’USAGE DISCURSIF DU LANGAGE RHÉTORIQUE, POÉTIQUE, HERMÉNEUTIQUE (ARGUMENTER, CONFIGURER, REDÉCRIRE) La difficulté de ce thème ici soumis à l’investigation résulte de la tendance des trois disciplines nommées à empiéter l’une sur l’autre, au point de se laisser entraîner par leurs visées totalisantes à occuper tout le terrain. Quel terrain ? Celui du discours articulé dans des configurations de sens plus étendues que celui de la phrase. Par cette clause, Ricœur entend situer ces trois disciplines à un niveau supérieur à celui de la théorie du discours considéré dans les limites de la phrase1. QUELQU’UN DIT QUELQUE CHOSE À QUELQU’UN SUR QUELQUE CHOSE La définition du discours pris à ce niveau de simplification n’est pas l’objet de son enquête, bien qu’elle en constitue la présupposition. Il demande au lecteur d’admettre, avec Benveniste et Jakobson, Austin et Searle, que la première unité de signification du discours n’est pas le signe, mais la phrase, c’est-à-dire une unité complexe qui coordonne un prédicat à un sujet logique. Le langage ainsi pris en emploi dans ces unités de base peut être défini par la formule : quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un sur quelque chose. Quelqu’un dit : un énonciateur fait arriver quelque chose, à savoir une énonciation, un speech-act, dont la force illocutionnaire obéit à des règles constitutives précises qui en font tantôt une constatation, tantôt un ordre, tantôt une promesse, etc. Quelque chose sur quelque chose : cette relation définit l’énoncé en tant que tel, en conjoignant un sens à une référence. À quelqu’un : la parole adressée par le locuteur à un interlocuteur fait de l’énoncé un message communiqué. Il appartient à une philosophie du langage de discerner dans ces fonctions coordonnées les trois médiations majeures qui font que le langage n’est pas à lui- même sa propre fin : médiation entre l’homme et le monde, médiation entre l’homme et l’autre homme, médiation entre l’homme et lui-même. C’est sur ce fond commun du discours, entendu comme unité de signification de dimension phrastique, que se détachent les trois disciplines dont on va comparer les visées rivales et complémentaires. Avec elles, le discours prend son sens proprement discursif, à savoir une articulation par des unités de signification plus grandes que la phrase. La typologie que Ricœur va essayer de mettre en place est irréductible à la typologie des speech-act que proposent Austin et Searle ; elle s’y superpose. 1 Paul Ricœur, Lectures 2, Paris, Seuil, Essais, 1999. p. 481-495. I/ RHÉTORIQUE La rhétorique est la plus ancienne discipline de l’usage discursif du langage ; elle est née en Sicile au VIe siècle avant notre ère ; en outre, c’est elle que Chaïm Perelman a prise pour guide pour l’exploration du discours philosophique, et cela tout au long de son œuvre (L’Empire rhétorique). A/ Les traits majeurs de la rhétorique 1) Le premier définit le foyer à partir duquel rayonne ledit empire ; ce trait ne devra pas être perdu de vue quand le moment sera venu de prendre la mesure de l’ambition de la rhétorique à couvrir le champ entier de l’usage discursif du langage. Ce qui définit la rhétorique, ce sont d’abord certaines situations typiques du discours. Aristote en définit trois qui régissent les trois genres, du délibératif, du judiciaire, et de l’apparat (épidictique). Trois lieux sont ainsi désignés : l’assemblée, le tribunal, les rassemblements commémoratifs. Des auditoires spécifiques constituent ainsi les destinataires privilégiés de l’art rhétorique. Ils ont en commun la rivalité entre des discours opposés entre lesquels il importe de choisir. Dans chaque cas, il s’agit de faire prévaloir un jugement sur un autre. Dans chacune des situations nommées, une controverse appelle le tranchant de la décision. On peut parler en un sens large de litige ou de procès, même dans le genre épidictique. 2) Le deuxième trait de l’art rhétorique consiste dans le rôle joué par l’argumentation, c’est-à-dire par un mode de raisonnement qui se tient à mi- chemin entre la contrainte du nécessaire et l’arbitraire du contingent. Entre la preuve et le sophisme règne le raisonnement probable. C’est précisément dans les trois situations typiques susdites qu’il importe de dégager un discours raisonnable, à mi-chemin du discours démonstratif et de la violence dissimulée dans le discours de pure séduction. On perçoit déjà comment, de proche en proche, l’argumentation peut conquérir tout le champ de la raison pratique où le préférable appelle délibération, qu’il s’agisse de la morale, du droit, de la politique, et – comme on le verra lorsque la rhétorique sera portée à sa limite – le champ entier de la philosophie. 3) Le troisième trait vient tempérer l’ambition d’amplifier prématurément le champ de la rhétorique : l’orientation vers l’auditeur n’est aucunement abolie par le régime argumentatif du discours ; la visée de l’argumentation demeure la persuasion. En ce sens, la rhétorique peut être définie comme la recherche du discours persuasif. L’art rhétorique est un art du discours agissant. A ce niveau aussi, comme à celui des speech-act, dire c’est faire. L’orateur ambitionne de conquérir l’assentiment de son auditeur et, si c’est le cas, le décider à agir dans le sens désiré. En ce sens, la rhétorique est à la fois illocutionnaire et perlocutionnaire. Mais comment persuader ? 4) Le quatrième et dernier trait vient préciser les contours de l’art rhétorique surpris au « foyer » d’où il rayonne. L’orientation vers l’auditeur implique que l’orateur parte des idées admises qu’il partage avec lui. L’orateur n’adapte son auditoire à son propre discours que s’il a d’abord adapté celui-ci à la thématique des idées admises. En cela l’argumentation n’a guère de fonction créatrice : elle transfère sur les conclusions l’adhésion accordée aux prémisses. Toutes les techniques intermédiaires – qui peuvent au reste être fort complexes et raffinées – restent fonction de l’adhésion effective ou présumée de l’auditoire. Certes, l’argumentation qui confine le plus à la démonstration peut élever la persuasion au rang de la conviction ; mais elle ne sort pas du cercle défini par la persuasion, à savoir l’adaptation du discours à l’auditoire. B/ Le foyer de fondation de la rhétorique C’est dans ce cadre qu’il faut parler de l’élocution et du style, à quoi les modernes ont eu trop tendance à réduire la rhétorique. On ne saurait pourtant en faire abstraction, en raison précisément de son orientation vers l’auditeur ; les figures de style, tours ou détours2 (tropes), prolongent l’art de persuader en un art de plaire, lors même qu’ils sont au service de l’argumentation et ne se dégradent pas en simple ornement. Cette description du foyer de la rhétorique en fait tout de suite apparaître l’ambiguïté. La rhétorique n’a jamais cessé d’osciller entre une menace de déchéance et la revendication totalisante en vertu de laquelle elle ambitionne de s’égaler à la philosophie. – Menace de déchéance pesant sur la rhétorique Par tous les traits susdits, le discours manifeste une vulnérabilité et une propension à la pathologie. Le glissement de la dialectique à la sophistique définit aux yeux de Platon la plus grande pente du discours rhétorique. De l’art de persuader on passe sans transition à celui de tromper. L’accord préalable sur les idées admises glisse à la trivialité du préjugé ; de l’art de plaire on passe à celui de séduire, qui n’est autre que la violence du discours. Le discours politique est assurément le plus enclin à ces perversions. Ce qu’on appelle idéologie est une forme de rhétorique. Mais il faudrait dire de l’idéologie ce qu’on dit de la rhétorique : elle est le meilleur et le pire. – Le meilleur : l’ensemble des symboles, des croyances, des représentations qui, à titre d’idées admises, assurent l’identité d’un groupe (nation, peuple, parti, etc.). En ce sens, l’idéologie est le discours même de la constitution imaginaire de la société. – Le pire : car c’est le même discours qui vise à la perversion, dès lors qu’il perd le contact avec le premier témoignage porté sur les évènements fondateurs et se fait discours justificatif de l’ordre établi. La fonction de dissimulation, d’illusion dénoncé par Marx n’est pas loin. C’est ainsi que le discours idéologique illustre le trajet décadent de l’art rhétorique : de la répétition de la première fondation aux rationalisations justificatrices, puis à la falsification mensongère. 2 Sens propre détourné. C/ La revendication totalisante de la rhétorique Celle-ci se réalise sur la pente « sublimation » de la rhétorique. Elle joue son va- tout sur l’art d’argumenter sur le probable, délié des contraintes sociales déjà indiquées. Le dépassement de ce qui a été plus haut appelé les situations typiques, avec leurs auditoires spécifiques, se fait en deux temps : – En un premier temps, on peut annexer tout l’ordre humain au champ rhétorique dans la mesure où ce qu’on appelle le langage ordinaire n’est autre que le fonctionnement des langues naturelles dans les situations ordinaires d’interlocution ; or l’interlocution met en jeu des intérêts particuliers, c’est-à-dire finalement ces passions auxquelles Aristote avait consacré le livre II de sa Rhétorique. La rhétorique devient ainsi l’art du discours « humain, trop humain ». – En un deuxième temps, uploads/Philosophie/ rhetorique.pdf

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