Oswald Ducrot Analyses pragmatiques In: Communications, 32, 1980. Les actes de
Oswald Ducrot Analyses pragmatiques In: Communications, 32, 1980. Les actes de discours. pp. 11-60. Citer ce document / Cite this document : Ducrot Oswald. Analyses pragmatiques. In: Communications, 32, 1980. Les actes de discours. pp. 11-60. doi : 10.3406/comm.1980.1481 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1980_num_32_1_1481 Oswald Ducrot Analyses pragmatiques 1 Les pages qui suivent sont destinées à prouver, de facto, la possibilité d'analyses pragmatiques de détail. On y trouvera donc surtout des exemp les — que j'ai regroupés sous trois rubriques. La première, consacrée à la conjonction française mais, introduit la notion d'argumentation, qui décrit, pour moi, l'acte linguistique fondamental. La seconde montre la tendance constante, même si elle est cachée, à se référer, lorsqu'on parle, au fait même que l'on parle : c'est ce que j'appelle les « allusions à renonciation », décelables à la fois dans la langue et dans le discours. Enfin, j'essaierai de faire voir, à travers les trois phénomènes de la délo- cutivité, de la performativité et du style indirect libre, comment l'évén ement que constitue le discours devient créateur de significations, com ment des concepts sont faits avec des paroles. MAIS. Il est difficile, une fois qu'on a commencé à l'observer, de ne pas être fasciné par la conjonction mais. Et cela, même si on laisse de côté — comme je vais le faire ici — ceux de ses usages qui correspondent à l'all emand sondern ou à l'espagnol sino, et où elle introduit une rectification après une négation (« II n'est pas français, mais belge. » « Ne commande pas du vin, mais de la bière. »). Je vais supposer admise la description générale de mais que j'ai sou vent proposée 2. Lorsqu'on coordonne par mais deux propositions p et q, 1. La plupart des exemples que je vais étudier m'ont été signalés par des auditeurs, à l'occasion d'exposés faits dans divers séminaires. J'ai une dette particulière envers Claudine Bensaïd, Jacques Espagnon, Sanja Grahek, Dominique Lozano, Maurice Van Overbeke, qui reconnaîtront leur bien ici et là dans mon texte. Une première ver sion de cet article a été publiée dans (H. Parret éd.), Le Langage en contexte, Amsterdam, John Benjamins, 1980. La différence entre les deux versions tient surtout à la théorie de renonciation utilisée, à partir de la deuxième partie, pour formuler les analyses. 2. Voir, par exemple : O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1972, p. 128 et s. — O. Ducrot, La Preuve et le Dire, Paris, Marne, 1973, ch. 13, p. 226. (Ce chapitre contient, d'autre part, un exposé d'ensemble de la théorie de l'argumentation mise en œuvre ici, théorie reprise dans J.-C. Anscombre, O. Ducrot, « L'argumentation dans la langue », Langages n° 42, juin 76, p. 5-27.) — S. Bruxelles et alii, « Mais occupe- toi d'Amélie », Actes de la recherche en sciences sociales n° 6, déc. 76, p. 47-62. Article repris dans O. Ducrot et alii, Les Mots du discours, Paris, Éditions de Minuit, 1980, ch. 3. — J.-C. Anscombbe, O. Ducrot, « Deux mais en français? », Lingua 43, 1977, p. 23-40. • : - il Oswald Ducrot on ajoute à p et à q les deux idées suivantes. D'abord, qu'une certaine conclusion r, que l'on a précisément dans l'esprit, et que le destinataire peut retrouver, serait suggérée par p et infirmée par q : autrement dit, p et q ont, par rapport à r, des orientations argumentatives opposées. Ensuite, que q a plus de force contre r que p n'en a en sa faveur : de sorte que l'ensemble p mais q va dans le sens de non-r. Supposons par exemple que quelqu'un me demande s'il peut se rendre facilement à tel endroit dont je lui ai parlé. Je lui réponds : « C'est loin, mais il y a un bus. » « C'est loin » (p) suggère la conclusion « II est difficile d'y aller » (r), et « II y a un bus » (q) suggère au contraire « II n'est pas difficile d'y aller » (non-r), la balance, au total, penchant pour la conclusion non-r autorisée par q. Une telle description me paraît avoir, du point de vue théorique, trois conséquences importantes — je les signale seulement pour justifier la fascination que j'ai avouée au début. D'une part, elle fait apparaître mais comme une sorte de « pronom ». Si je désigne celui qui parle, le r imposé par mais désigne la conclusion par rapport à laquelle le locuteur situe sa parole ; or cette conclusion, comme le réfèrent du pronom, doit être spécifiée (car il s'agit toujours d'une conclusion bien précise), et ne peut l'être qu'en tenant compte de la situation de discours. Ensuite, mais fournit l'exemple d'un morphème qui ne saurait se décrire qu'en termes pragmatiques, puisqu'il se réfère à certains effets présentés comme ceux que vise la parole. Si on admet qu'une sémantique qui ignorerait ce mot serait une pure plaisanterie, on est enclin à quelque scepticisme devant la séparation traditionnelle entre la sémantique et la pragmatique. Enfin, la définition que j'ai proposée pour mais repose, d'une façon évidente, sur la notion d'argumentation. Dire qu'une phrase a valeur argumentat ive, c'est dire qu'elle est présentée comme devant incliner le destinataire vers tel ou tel type de conclusion : parler de sa valeur argumentative, c'est donc parler de la continuation envisagée pour elle. Si l'on trouve, marqué dans un mot aussi fondamental que mais, un appel à prolonger la parole au-delà d'elle-même, on est amené à penser qu'il ne s'agit pas là d'un usage second, mais d'une fonction primitive de la langue. Mon premier exemple est destiné simplement à illustrer la description qui vient d'être donnée. Il s'agit d'un texte de La Bruyère (Les Caractères, De la cour, § 31), sorte d'énigme organisée autour de la conjonction mais. Pour faire ressortir cet aspect, je vais d'abord reproduire les cinq premièr es phrases, qui constituent, pour ainsi dire, l'énoncé du problème. Et je ne citerai la sixième et dernière, celle qui donne la solution, qu'après avoir réfléchi sur ce qui la précède. Je vois un homme entouré et suivi ; mais il est en place. J'en vois un autre que tout le monde aborde ; mais il est en faveur. Celui-ci est embrassé et caressé, même des grands ; mais il est riche. Celui-là est regardé de tous avec curiosité ; mais il est savant et éloquent. J'en découvre un que personne n'oublie de saluer ; mais il est méchant. On s'aperçoit sans peine que ces phrases ont une structure syntaxique et sémantique commune. Elles se composent toutes de deux membres séparés par un « ; » et coordonnés au moyen de mais. Et, chaque fois, le 12 Analyses pragmatiques premier membre (p) présente un personnage auquel est attribué une certaine propriété (P), alors que le deuxième (q) signale une seconde pro priété (Q) de ce même personnage. On peut donc constituer, à partir du texte, un tableau dont la première colonne présente les cinq propriétés P, et la seconde, les cinq propriétés Q dont la coexistence avec la propriété P correspondante provoque un mais. Px entouré et suivi Qx en place Pa abordé par tout le monde Qa en faveur P3 embrassé et caressé, Q3 riche même des grands P4 objet de curiosité, Q4 savant et éloquent montré du doigt P5 salué par tout le monde Q6 méchant On ne saurait prétendre avoir compris le texte si on ne peut pas dire pourquoi un mais relie les qualifications faites à partir des propriétés de la première colonne, et celles qui utilisent les propriétés de la seconde. D'autre part, l'analogie existant entre les cinq phrases invite à attribuer aux cinq mais un effet de sens identique — ce qui revient à supposer qu'ils marquent tous le même type d'opposition. Notons d'abord qu'on ferait un contresens complet sur le texte de La Bruyère si on voulait appliquer ici une description de mais qui ne serait pas d'ordre pragmatique ou argumentatif. Dans ce cas, en effet, la relation d'opposition exprimée par mais concernerait les propositions p et q elles-mêmes, indépendamment de l'influence que l'énonciateur prétend exercer sur le destinataire au moyen de ces propositions. La solution la plus simple consisterait alors à recourir à des notions de type probabiliste : mais marquerait que p rend q moins probable (ou, dans une version psychologisante, plus surprenant). Interprétation qui impli querait l'incompatibilité habituelle des propriétés P et Q, ou, en tout cas, la rareté de leur coexistence. Avec une telle description de mais — qui traîne dans les dictionnaires et les livres de grammaire, modernes autant qu'anciens — , on ferait donc dire à La Bruyère des choses bien inattendues. On lui attribuerait par exemple l'idée que les gens « embrass és et caressés » ne sont d'habitude pas riches, que les gens « entourés et suivis » sont, d'habitude, ceux qui n'ont pas de situation sociale import ante. Bref, il existerait une sorte d'antinomie entre le succès mondain et la réussite sociale réelle, thèse étonnante, peu concevable au xvne siècle, et qui n'apparaît nulle uploads/Philosophie/ ducrot-1980-analyses-pragmatiques.pdf
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- Publié le Jan 02, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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