Une lecture du Zhuangzi Isabelle Robinet1 Qui rêve qu'il est un rêve de papillo

Une lecture du Zhuangzi Isabelle Robinet1 Qui rêve qu'il est un rêve de papillon ou libellule, De souris verte dans un pré ou d'orvet d'argent ? Il rêve du rêveur qui le traite de rêve Et se prolonge en lui-même dans son passé qui l'attend, Comme l'a fait autrefois le temps de jour en jour. Dernièrement, plusieurs exégètes occidentaux ont cherché à analyser et à présenter la pensée et les propos du Zhuangzi2. L'ouvrage est si complexe, 1 Isabelle Robinet est Professeur à l'Université de Provence (Aix-Marseille 1), Centre des Lettres et Sciences Humaines, 29 avenue Robert-Schuman, 13621 Aix-en-Provence Cedex 1. 2 J.F. Billeter, « Étude sur sept dialogues du Zhuangzi », Études chinoises, 13.1- 2, 1994, p. 295-343 ; « Arrêt, vision, langage, une interprétation du Ts'i wou- louen de Tchouang-tseu », Philosophie, Philosophie chinoise, 44, 1994, p. 5- 51, ma principale référence en ce qui concerne cet auteur (désormais Billeter). A.C. Graham, Disputers ofthe Tao, La Salle, Open Court, 1989, p. 170-211. C. Hansen, A Daoist Theory ofChinese Thought. A Philosophical Interprétation, New York, Oxford University Press, 1992, p. 265-303. F. Jullien, Le détour et l'accès. Stratégies du sens en Chine, en Grèce, Paris, Grasset, 1994, p. 353- 385. B. Schwartz, The World of Thought inAncient China, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1985, p. 214-237. Je me réfère aussi à A. Watts, Le bouddhisme Zen, Paris, Payot, 1960, qui traite du taoïsme dans son premier chapitre en des termes qui parfois devancent ceux qu'emploient ces récents exégètes. Cela n'est pas une bibliographie, mais simplement l'énumération Études chinoises, vol. XV, n° 1-2, printemps-automne 1996 Isabelle Robinet si riche, et parfois contradictoire3, que la tâche n'est pas facile. On reste toujours en deçà. Certains de ces exégètes partent de points de vue qui correspondent à leurs préoccupations propres. Le logicien transparaît chez A.C. Graham. C. Hansen, selon son propre parti pris avoué, se concentre sur les problèmes que pose le langage. J.F. Billeter, qui ne s'appuie que sur un tiers du chapitre 2, suit la réflexion qu'il a amorcée dans son Art de l'écriture, en partie axée sur la « corporéité », et se place du point de vue de l'expérience personnelle ; il puise aussi dans ses riches lectures et hérite de réflexions inspirées par M. Merleau-Ponty et M. Henry. F. Jullien, pour sa part, tout en continuant de suivre sa veine comparative4, adopte la perspective de la « tradition chinoise », c'est-à-dire, en l'occurrence, les commentaires du confucéen Wang Fuzhi5. De mon côté, je ferai éventuellement appel à des des textes sur Zhuang zi qui m'ont servi de point de départ. De même, il ne s'agit pas dans cet article d'une étude sur Zhuang zi ; aussi l'histoire textuelle de l'ouvrage, qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, est-elle laissée de côté. 3 Au sujet de la notion de contradiction, disons brièvement, car ce point dépasse le cadre de cet article, que Zhuang zi, par exemple, présente Huangdi tantôt comme un ignare, tantôt comme un sage ; tantôt il s'attaque au confucianisme, tantôt il tient un discours confucéen ; il prétend que le savoir ne peut se transmettre, mais montre des personnages qui délivrent ou reçoivent un enseignement ; il prône l'indifférence à la mort, mais donne en exemple l'arbre qui a préservé sa vie grâce à son inutilité, et lui-même préfère vivre qu'être embaumé. Ces contradictions peuvent, comme certains commentateurs l'ont soutenu, provenir du fait que les auteurs du Zhuangzi sont multiples. Mais même en s'appuyant sur cet argument et en analysant au hasard les différentes strates de l'ouvrage, il en subsisterait. Vouloir les gommer serait appauvrir considérablement le texte. Il est certainement beaucoup plus dans l'esprit de l'ouvrage de dire que Zhuang zi adopte des points de vue changeants, comme l'a soutenu C. Hansen, par exemple. 4 II est étrange qu'il ne parle pas de Pyrrhon. L'exposé que fait M. Conche de cette pensée aboutit de façon frappante à des formules fort proches de celles de Zhuang zi (Pyrrhon ou V apparence, Villers-sur-Mer, Éditions de Mégare, 1973). 5 Et cette « tradition chinoise » est celle dont parle C. Hansen, c'est-à-dire celle qui est « conforme aux interprétations standard traditionnelles ou conventionnelles » dictées par la « stratégie cognitive confucéenne » (p. 9). 110 Une lecture du Zhuangzi travaux antérieurs qui portent sur l'alchimie taoïste, qu'on peut aussi considérer comme un développement de cette tradition chinoise. Par ailleurs, je ne m'interdirai pas, tout en maintenant la spécificité de la pensée chinoise, de constater des rencontres ponctuelles avec d'autres cultures asiatiques6 (et éventuellement de l'Occident contemporain), en particulier le Mâdhyamika indien, quand ces rencontres s'imposent avec précision, et seulement en ce cas, bien que les formulations et le contexte soient différents. Un exemple type peut être trouvé avec la dénonciation du vice de surimposition tautologique à laquelle se livrent également Zhuang zi (Billeter) et Nâgârjuna (Bugault)7. Ce faisant, et de même lorsque je ferai état de développements ultérieurs de la pensée chinoise, cela ne signifiera pas que j'entends « expliquer » Zhuang zi par ceux-là ; je tenterai tout au plus de montrer que certains points abordés par Zhuang zi l'ont été par d'autres qui les ont parfois développés, ce qui peut aider à les comprendre. F. Jullien est, en effet, de tous, parmi ces auteurs, celui qui tombe le plus dans le travers auquel succombent les historiens occidentaux de la pensée chinoise et que dénonce à fort juste titre C. Hansen, à savoir qu'ils privilégient à des degrés divers le confucianisme indûment et en font le centre et la pierre de touche de cette pensée, au point que les autres courants sont vidés en partie de leur contenu. Il s'ensuit que dans l'histoire de cette pensée on n'accorde pas la place qui devrait lui revenir au taoïsme, réduit à Lao zi et à Zhuang zi, si bien qu'il n'y est jamais pris en compte, alors que sa dimension philosophique, qui n'a pas encore été étudiée pour ce qu'elle est, est toujours restée vivante tout au long de cette histoire dont elle présente précisément une face autre et complémentaire. On pourrait voir alors que, contrairement à ce que semble dire C. Hansen (p. 15), les taoïstes ont continué la réflexion sur le langage qui a occupé les penseurs préimpériaux (cf. I. Robinet, Introduction à l'alchimie intérieure taoïste. De l'Unité et de la Multiplicité, Paris, Le Cerf, 1995). Cependant, comme je le redirai plus loin, il est dommage que C. Hansen considère de façon trop réductive que cette pensée porte presque exclusivement sur le langage. 6 Je me référerai principalement à G.M. Nagao, Mâdhyamika and Yogâcâra, New York, State University Press of New York, 1991, et G. Bugault, L'Inde pense-t-elle ?, Paris, PUF, 1994. 7 Cf. plus bas, p. 26. 111 Isabelle Robinet Ces exégètes occidentaux se rencontrent tous sur un certain nombre de points, bien qu'avec des nuances, et avant tout sur le fait que Zhuang zi ne conteste pas la réalité des choses, mais celle des catégories et des énoncés. Tous s'accordent à dire qu'il met en cause les découpages de la réalité auxquels procède le genre humain dans son entreprise de connaissance du monde ; l'influence de Hui Shi est relevée à cet égard (Schwartz et Hansen). À rencontre de quoi, il fait état d'une « origine » ou « Ur-perspective » (Hansen), d'un temps de suspens (d'« arrêt », dit Billeter) qui se place « avant » les choses, où il n'est pas de découpage ; d'un mode d'action aussi, qui est fluide, naturellement créatif et spontané. En cela, je dirai qu'il tente d'évoquer le continu du monde, le « souffle un du ciel et de la terre » (chap. 6, p. 121 ; Watson, p. 87)8. Étrangement, plusieurs de ces exégètes modernes mettent de côté la figure du sage taoïste, l'Homme vrai, ou parfait, que j'appelle le Saint pour le distinguer du sage confucianiste et mettre en évidence son caractère mythique, figure cosmique pourtant si présente dans l'œuvre de Zhuang zi, dès les premiers chapitres, et qui a sûrement quelque chose à dire9. Ainsi, C. Hansen et A.C. Graham ont fait trop facilement litière de certaines phrases de Zhuang zi, pourtant si fortes, comme, à propos du Saint qui « s'ébat où il n'y a rien » (chap. 7 ; Graham10, p. 96). À peu près tous relèvent le procédé évident des « doubles questions rhétoriques » auquel recourt Zhuang zi. Les propos de celui-ci sur le langage ont particulièrement attiré l'attention (plus que ceux sur les jugements de valeur, qui intéressent moins nos contemporains mais qui relèvent de la même problématique). Que ce soit A.C. Graham11, C. Hansen, J.F. Billeter 8 Je me réfère pour le texte chinois de Zhuang zi au Zhuangzi jishi de l'édition Zhuzi jicheng et pour la traduction, sauf notation contraire, à celle de B. Watson, The Complète Works ofChuang tzu, New York/Londres, Columbia University Press, 1968. 9 Évacuer cette figure dont la dimension cosmique fait intimement partie, c'est implicitement, à l'instar de J.F. Billeter, adopter un point uploads/Philosophie/ 15-1-robinet.pdf

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