Revue française d’anthropologie 175-176 | juillet-septembre 2005 : Vérités de l

Revue française d’anthropologie 175-176 | juillet-septembre 2005 : Vérités de la fiction HOMMAGES Edmond Ortigues et le tournant linguistique VINCENT DESCOMBES p. 455-474 Texte intégral QUI NOUS DONNERA une vue d’ensemble de l’œuvre d’Edmond Ortigues ou même l’esquisse d’une notice générale de ses travaux ? Pour entreprendre utilement une telle présentation, il faudrait ajouter à une connaissance directe de la philosophie contemporaine plusieurs compétences qui sont rarement réunies dans une seule personne (études bibliques, histoire des religions, linguistique, psychanalyse, etc.). Mon propos dans ce qui suit est certes beaucoup plus modeste : je ne ferai que regrouper quelques réflexions qui me sont venues tandis que je me remémorais l’histoire de mes lectures (répétées) d’un livre qui nous a fait découvrir, à moi comme à beaucoup d’autres, la pensée et la manière propre de philosopher d’Edmond Ortigues. En 1962, Le Discours et le Symbole1 paraissait aux éditions Aubier, dans une collection intitulée « Philosophie de l’esprit » où nous lisions également la traduction par Hyppolite de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Nous lisions : ce « nous » désigne ici des étudiants qui découvraient à cette époque l’univers philosophique à travers un double écolage. D’un côté, nous suivions un enseignement à peu près exclusivement centré sur les textes classiques de la philosophie (des Grecs jusqu’à Husserl). D’un autre côté, nous prenions connaissance dans des revues ou de petits cercles intellectuels des controverses mi-savantes, mi-idéologiques qui divisaient alors le milieu philosophique français. À bien des égards, Le Discours et le Symbole a fait l’effet d’un météorite tombé d’ailleurs, ne serait-ce que par la rencontre, dans son vocabulaire, de termes alors associés à l’avant-garde théorique (« signifiant », « symbolique », « structure », « loi de l’échange ») et d’autres venus d’une tradition théologique ou scolastique dont nos professeurs ne nous parlaient pas, sinon parfois pour annoter les textes de Descartes ou de Spinoza. 1 Rétrospectivement, on s’aperçoit que ce livre aurait pu servir de guide 2 Edmond Ortigues et le tournant linguistique http://lhomme.revues.org/index2031.html 1 sur 17 15/12/2012 15:07 Le symbolique et la cause du social philosophique à un lecteur qui l’aurait choisi pour s’orienter dans les développements de la philosophie contemporaine du langage sous toutes ses formes – autrement dit de ce qu’on appelle aujourd’hui la philosophie du « tournant linguistique ». Cette mutation qui a affecté la philosophie du XXe siècle est parfois invoquée comme une solution enfin trouvée à diverses difficultés de la pensée classique. Le tournant devient alors une sorte de panacée. En fait, chaque école contemporaine défend sa propre version du tournant, et cette diversité même nous place devant de nouveaux problèmes, des problèmes qui nous sont propres. C’est cette situation qu’on peut éclairer grâce au livre d’Ortigues. Je reviendrai pour commencer sur la façon dont Le Discours et le Symbole pouvait être lu à la date de sa publication. Les premiers lecteurs de ce livre y ont trouvé, me semble-t-il, une mise au point sur les enjeux philosophiques de l’anthropologie structurale. Mise au point précieuse, mise au point dérangeante, car il ne s’agissait pas pour l’auteur de mettre en scène un dialogue entre des personnages tels que d’un côté la « philosophie » et de l’autre les « sciences humaines », comme si la tâche du philosophe était forcément de faire entrer dans le cadre d’une anthropologie philosophique (a priori) des résultats empiriques qui seraient en attente d’une élucidation philosophique. Le livre d’Ortigues était bel et bien un livre de philosophie, mais il trouvait son miel dans le travail scientifique lui-même, dans la manière (« structurale ») dont Saussure, Guillaume, Dumézil, Lévi-Strauss et d’autres menaient leurs analyses. 3 De façon générale, quelle idée du structuralisme ressortait du livre ? L’auteur observait (p. 73) que les controverses autour des méthodes « génétiques » ou « structurales » étaient le symptôme d’une crise des sciences historiques. Selon lui, l’opposition qu’on faisait à l’époque entre le point de vue historique et le point de vue structural était provisoire : elle prendrait fin lorsque les sciences historiques – nous dirions peut-être aujourd’hui « les sciences sociales » – auraient réussi à surmonter les présupposés responsables de la « crise du positivisme historique », puis ceux du positivisme tout court (en particulier les préjugés de la linguistique « béhavioriste »). L’apport de la démarche structurale était alors, du point de vue philosophique, d’avoir réhabilité dans son bon droit l’explication par la causalité formelle (contre l’hégémonie des seules causalités matérielles et efficientes). « En matière de langage et de symboles, les questions d’origines sont de fausses questions puisqu’on peut toujours invoquer à la fois toutes les causes physiques, psychologiques, sociales, spirituelles ; il n’y a d’autre problème ici que celui de la “cause formelle”, c’est-à-dire de la structure et des conditions de sens » (p. 191). 4 Claude Lévi-Strauss avait fait à Durkheim et à Mauss une objection de principe contre l’idée même d’expliquer le symbolisme en termes sociologiques2. Vouloir faire naître le symbolisme d’une effervescence du groupe, remarquait-il, c’est supposer qu’on puisse se représenter un premier temps de l’histoire d’un groupe pendant lequel ce dernier connaîtrait une vie sociale immédiate (sans symboles ni institutions), et qu’on puisse voir naître en son sein, progressivement, les médiations symboliques. Ortigues reprenait à son compte l’objection : « Il est bien clair que, partout où se rencontre une société humaine, le langage est déjà là. La société prend forme dans le langage qu’elle se donne » (p. 25). 5 Toutefois, Claude Lévi-Strauss donnait une formulation obscure à son propos lorsqu’il s’était contenté d’inverser les termes de l’explication : c’est, écrivait-il, d’une origine symbolique du social qu’il doit être question, non d’une origine sociale du symbolique. En effet, si le mot « origine » est pris au sens où il désigne le genre de cause que doit mentionner une explication génétique, à savoir une cause 6 Edmond Ortigues et le tournant linguistique http://lhomme.revues.org/index2031.html 2 sur 17 15/12/2012 15:07 Trois positions philosophiques efficiente, la thèse de Lévi-Strauss devient difficile à comprendre : que pourrait bien être une causalité efficiente exercée par des symboles, une « efficacité symbolique » ? Ne serait-ce pas quelque chose comme l’efficacité d’un sacrement ? Cette obscurité disparaît si l’on passe à l’idiome de la causalité formelle et qu’on se demande : qu’est-ce qui constitue formellement une association d’êtres vivants comme société humaine ? Autrement dit, qu’est-ce qui fait, par exemple, que divers individus forment une famille ? Ou que diverses familles forment ensemble un village ou un clan, ou, le cas échéant, une cité ? Ou encore, qu’est-ce qui constitue formellement un système de communication comme langage humain ? Et qu’est-ce qui fait que diverses expressions produites à la suite les unes des autres forment une seule et même conversation, un seul et même échange (dans une langue commune) ? Le point de vue structural est d’emblée celui des « conditions de sens », et d’abord des conditions dans lesquelles se détermine la qualité de « membre de la famille » (assignable à un individu humain) ou celle de « phrase bien formée en français » (assignable à une suite de signes). Le Discours et le Symbole commence par une remarque sur le contexte intellectuel de son propos, ou, plus précisément, sur un « certain status quaestionis de l’esprit moderne » (p. 13, n. 3). Qu’est-ce qui permet de caractériser une philosophie comme moderne ? La première phrase du livre répond ainsi : « La philosophie grecque était une philosophie du discours. La philosophie moderne, depuis Descartes, a été surtout une philosophie de la conscience ». Il faudrait donc distinguer non pas deux positions (le point de vue des Anciens et celui des Modernes), mais bien trois. En effet, le contraste entre les Grecs et les héritiers de Descartes conduit à reconnaître l’existence d’une troisième position qui est justement la nôtre. Comme l’explique Ortigues, nous ne pouvons plus assumer cette « philosophie de la conscience » qui accompagnait la révolution scientifique des Temps Modernes, mais cela ne nous conduit pas à revenir purement et simplement à la « philosophie du discours » sous la forme qu’elle avait chez les Anciens. Chez ces derniers, la démarche du philosophe était solidaire d’une conception cosmologique du monde et de la place de l’esprit dans ce monde. Notre philosophie du discours est une philosophie du langage, mais d’un langage qui place l’être humain au sein d’une histoire universelle et non pas d’un ordre cosmique des formes naturelles. 7 Cette brève esquisse de notre situation historique, notons-le, suppose qu’il y ait une discordance entre l’histoire religieuse de l’Occident et son histoire philosophique. Il vaut la peine de le souligner, car c’est un point qui n’est nullement acquis. La philosophie « d’inspiration hellénique » se maintient, écrit Ortigues, jusqu’à la fin du Moyen Âge. C’est seulement avec la révolution scientifique moderne qu’apparaît une « philosophie mathématicienne, d’inspiration chrétienne » (p. 9). Au fond, cela revient à reprendre la thèse de Malebranche et de Laberthonnière sur le caractère « païen » de la physique d’Aristote. La physique grecque uploads/Philosophie/ edmond-ortigues-et-le-tournant-linguistique-par-v-descombes.pdf

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