Olivier Bloch et Jacques Moutaux (dir.) Traduire les philosophes Éditions de la

Olivier Bloch et Jacques Moutaux (dir.) Traduire les philosophes Éditions de la Sorbonne Traduire Héraclite Bernard Proust DOI : 10.4000/books.psorbonne.16067 Éditeur : Éditions de la Sorbonne Lieu d'édition : Éditions de la Sorbonne Année d'édition : 2000 Date de mise en ligne : 24 janvier 2019 Collection : Philosophie ISBN électronique : 9791035102722 http://books.openedition.org Référence électronique PROUST, Bernard. Traduire Héraclite In : Traduire les philosophes [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2000 (généré le 22 février 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/ psorbonne/16067>. ISBN : 9791035102722. DOI : 10.4000/books.psorbonne.16067. Ce document a été généré automatiquement le 22 février 2019. Il est issu d'une numérisation par reconnaissance optique de caractères. Traduire Héraclite Bernard Proust À Lorand Gaspar 1 C’est l'insatisfaction qui me conduisit en 1974 à retraduire pour mes élèves les fragments d’Héraclite1. J’avais le sentiment qu’aucune des traductions que je connaissais alors ne rendait d’assez près le sentiment que donne une lecture directe. Dans la traduction l’émotion se perdait. Ce sentiment est resté le même aujourd’hui. De nouvelles traductions se sont ajoutées aux précédentes et je ne trouve pas qu’une seule d’entre elles, comme disait Char, donne satisfaction à la fois à la philosophie et à la « poésie de la pensée »2. 2 « Héraclite n’était pas encore un philosophe »3. « Héraclite est bien de la race des poètes » 4. Toutes les traductions existantes sont des traductions philosophiques. Elles traitent la plupart du temps les fragments d’Héraclite comme des fragments d’un discours philosophique, sans considérer les textes comme des poèmes, comme des aphorismes, c’est-à-dire comme des unités séparées, sans références, et par elles-mêmes signifiantes. Ou bien encore elles cherchent à expliquer, à expliciter, en précisant et en développant entre les mots des relations qu’Héraclite n’indique pas. 3 Un travail reste à faire : l’inventaire complet des traductions d’Héraclite, des traductions françaises en particulier. Elles sont nombreuses et de nature très diverse. Certaines sont publiées en revue, d’autres en volume, avec ou sans commentaire philologique ou philosophique. Certaines sont dispersées et multiples parce que constamment présentes dans l’œuvre même de ceux qui les citent et les méditent. A s’en tenir aux traductions françaises que j’ai consultées5 un certain nombre de traits communs apparaissent : d’abord la fidélité générale à la leçon Diels-Kranz ; deux éditions françaises seulement d’Héraclite, celle de Bollack-Wissman et celle de M. Conche, proposent d’autres leçons ou acceptent comme authentiques des fragments contestés6. Le travail de Serge Mouraviev mériterait une étude particulière : il consiste en effet en une « reconstruction » du texte d’Héraclite. Autres traits communs : la structure de la traduction, au-delà des différences qui sont plutôt de vocabulaire. Enfin le refus, je devrais dire l’ignorance (volontaire), du Traduire Héraclite Traduire les philosophes 1 travail de Heidegger — M. Conche, quant à lui, n’ignore pas Heidegger, mais c’est pour « s’en moquer ». Une conception commune finalement — ceci expliquant cela — de la langue, du sens, et donc de la traduction. 4 Héraclite reste pour ses traducteurs, comme pour Aristote7, un penseur présocratique, quelqu’un qui pense déjà, mais de façon encore obscure ce que la philosophie pensera ensuite de façon claire. On cherchera donc ce qu’Héraclite a bien voulu dire — l’intention d’Héraclite — et l’on reviendra de l’obscurité à la clarté, de l’obscurité de l’image à la clarté du concept et de la contradiction à sa résolution. Pour ceux qui, comme M. Conche et Serge Mouraviev, reconnaissent une forme littéraire aux fragments d’Héraclite, la pensée d’Héraclite reste philosophique8. Bref, « l’exégèse des textes poétiques comme celle des écrits religieux, mystiques, cherche à « percer le sens », à percevoir derrière le code « irrégulier » une substance d’information, qui eût été voilée ou insuffisamment décortiquée, démêlée, décruée. Commentaires, analyses, explications, explicitations — en se référant à un ordre donné, entériné par l’usage général —, tombent invariablement dans le même piège de contradiction interne : le désir de traduire un langage perçu comme occulte, étranger, en langage clair. Cette démarche laisse toujours supposer que si le poète ne parle pas le langage agréé par la convention, n’emploie pas son éclairage de commerce quotidien, c’est qu’il en est empêché (insuffisance ou encombrement) ou qu’il a la volonté plus ou moins délibérée de s’occulter, de se retrancher derrière un dire énigmatique, d’y dérober qui sait quel manque »9. 5 La pensée d’Héraclite serait donc traduisible à condition de le tenir pour un préphilosophe. Les traductions d’Héraclite cherchent ainsi le sens au-delà du texte, là où il n’y en a peut-être pas, là où il ne peut y en avoir, réduisant ainsi considérablement sa charge poétique10. 6 Avant de m’expliquer plus longuement sur ce que j’entends par poésie, je voudrais montrer ce que je viens d’indiquer sur un exemple, celui du fragment 50 dont il n’est pas besoin de dire l’importance11. 7 Le texte, d’abord, conformément à la leçon Diels-Kranz : οὐκ έμοῦ άλλὰ τοῦ λόγου άκούσαντας όμολογεῖν σοφόν έστιν ἓν πάντα εἶναι 8 Les traductions françaises : Axelos : prêtant l’oreille non à moi, mais au logos, il est sage de dire en accord avec lui que Tout est Un. Batistini : Ce ne sont pas mes mots à moi, mais la Parole que vous entendez : il est donc sage de reconnaître que tout est un. Brun : si ce n’est pas moi, mais le Logos que vous écoutez, il est sage de reconnaître que tout est un. Conche : il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours, conviennent que tout est un. Dumont : si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir que l’Un — Tout. Legrand : quand vous écoutez non pas moi, mais le Logos, il est sage de reconnaître que toutes choses sont Un. Mouraviev : Quant aux écouteurs non du mien, mais de la Parole qu’ils reconnaissent : Sapience est savoir toutes choses Une. Munier : A l’écoute, non de moi, mais du logos, il est sage de convenir que tout-est- un. Voilquin : il est sage d’écouter non pas moi-même, mais mes paroles et de confesser que toutes choses sont un. Traduire Héraclite Traduire les philosophes 2 Wismann-Bollack : l’art est bien d’écouter, non moi, mais la raison, pour savoir dire en accord toute chose-une. 9 Les traductions Wismann-Bollack et Mouraviev préfèrent une autre leçon que Diels- Kranz, en retenant εἰδέναι et non εἶναι pour « maintenir la solidarité des termes contradictoires, tout en subordonnant l’un à l’autre »12. 10 Bollack propose d’autre part une autre construction, le texte ayant, selon lui, une « syntaxe plus puissante » : « au centre σοϕόν appuyé par ἐστιν sert d’attribut à la proposition infinitive ἀκούσαντας εἰδέναι qui encadre la complétive όμολογεῖv ἒν πάντα »13. 11 Il n’est pas sûr que la syntaxe ainsi corrigée — ou bousculée ( ?) — donne une lecture plus intéressante14. Il me semble du reste que, si la construction Wismann-Bollack est la bonne, elle n’autorise pas cependant à traduire : l’art est bien d’écouter, non moi, mais la raison, pour savoir dire en accord toute chose-une. Il faudrait, selon moi, traduire : Il est sage que ceux qui ont écouté non pas moi, mais le λόγος sachent accorder — dire que même sont — un (et) tout. Que, d’autre part, εἶδεναι signifie le savoir-faire quand il est construit avec une infinitive n’est pas très convaincant. Que σοϕία soit savoir et que savoir soit savoir s’y prendre en revanche... Mais traduire par art, n’est-ce pas artificiellement créer la difficulté ? 12 Sur le fond, la traduction Wismann-Bollack ne bouleverse rien. Au-delà de la diversité des choix et des incertitudes en effet, toutes les traductions — on le voit par le maintien de la ponctuation : j’y reviendrai — s’accordent sur le fond. Toutes reviennent à ceci : Il est sage d’accorder (convenir, dire en accord, convenir, confesser, reconnaître, savoir dire) que... Les vrais problèmes sont dans la traduction de ἒν πάντα et dans celle de λόγος. Les deux sont liés. C’est dans l’interprétation de ce qu’est le λόγος d’Héraclite que se trouve la clé de la formule ἔν πάντα15. 13 Les traductions du mot λόγος, quand le mot est traduit, varient elles-mêmes : raison, paroles, Parole, discours. Double choix pour les traducteurs : choix de traduire le mot d’abord — bien qu’il soit intraduisible, aussi intraduisible, disait Jean Beaufret, que... tao —, choix ensuite de le traduire par parole ou par raison. Traduire par discours, comme fait M. Conche, revient à ménager le double sens classique (parole et pensée) : « le λόγος est le discours. Il peut et doit être écouté. C’est donc le discours d’Héraclite. Mais l’écouter comme λόγος signifie ne pas l’écouter comme venant simplement d’Héraclite. Ce serait le langage de l’opinion et du désir, le langage humain habituel, un langage particulier parmi d’autres. Le discours d’Héraclite non écouté comme tel renvoie à Héraclite. Comme λόγος il ne renvoie qu’à lui-même »16. Le λόγος, c’est le discours vrai, celui de la raison universelle. C’est le discours uploads/Philosophie/ traduire-he-raclite-bernard-proust.pdf

  • 37
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager