The Times Literary Supplement | Martha C. Nussbaum | 24 juin 2010 | 0 commentai

The Times Literary Supplement | Martha C. Nussbaum | 24 juin 2010 | 0 commentaires Réagir > Hebdo n° 1025 > Économie > Culture > Etats-Unis • ENSEIGNEMENT • Partout dans le monde, au nom du progrès économique, les pays renoncent à cultiver chez les jeunes des compétences pourtant indispensables à la survie des démocraties. Mise en garde de la philosophe américaine Martha Nussbaum. Nous traversons actuellement une crise de grande ampleur et d’envergure internationale. Je ne parle pas de la crise économique mondiale qui a débuté en 2008 ; je parle d’une crise qui passe inaperçue mais qui risque à terme d’être beaucoup plus dommageable pour l’avenir de la démocratie, une crise planétaire de l’éducation. De profonds bouleversements sont en train de se produire dans ce que les sociétés démocratiques enseignent aux jeunes et nous n’en avons pas encore pris toute la mesure. Avides de réussite économique, les pays et leurs systèmes éducatifs renoncent imprudemment à des compétences pourtant indispensables à la survie des démocraties. Si cette tendance persiste, des pays du monde entier produiront bientôt des générations de machines utiles, dociles et techniquement qualifiées, plutôt que des citoyens accomplis, capables de réfléchir par eux-mêmes, de remettre en cause la tradition et de comprendre le sens des souffrances et des réalisations d’autrui. De quels bouleversements s’agit-il ? Les humanités et les arts ne cessent de perdre du terrain, tant dans l’enseignement primaire et secondaire qu’à l’université, dans presque tous les pays du monde. Considérées par les politiques comme des accessoires inutiles, à un moment où les pays doivent se défaire du superflu afin de rester compétitifs sur le marché mondial, ces disciplines disparaissent à vitesse grand V des programmes, mais aussi de l’esprit et du cœur des parents et des enfants. Ce que nous pourrions appeler les aspects humanistes de la science et des sciences sociales est également en recul, les pays préférant rechercher le profit à court terme en cultivant les compétences utiles et hautement appliquées adaptées à ce but. Nous recherchons des biens qui nous protègent, nous satisfassent et nous réconfortent – ce que [l’écrivain et philosophe indien] Rabindranath Tagore appelait notre “couverture” matérielle. Mais nous semblons oublier les facultés de pensée et d’imagination qui font de nous des humains et de nos rapports des relations empathiques et non simplement utilitaires. Lorsque nous établissons des contacts sociaux, si nous n’avons pas appris à imaginer chez l’autre des facultés intérieures de pensée et d’émotion, alors la démocratie est vouée à l’échec, car elle repose précisément sur le respect et l’attention portés à autrui, sentiments qui supposent d’envisager les autres comme des êtres humains et non comme de simples objets. Aujourd’hui plus que jamais, nous dépendons tous de personnes que nous n’avons jamais rencontrées. Les problèmes que nous avons à résoudre – qu’ils soient d’ordre économique, écologique, religieux ou politique – sont d’envergure planétaire. Aucun d’entre nous n’échappe à cette interdépendance mondiale. Les écoles et les universités du monde entier ont par conséquent une tâche immense et urgente : cultiver chez les étudiants la capacité à se considérer comme les membres d’une nation hétérogène (toutes les nations modernes le sont) et d’un monde encore plus hétérogène, et avoir une certaine compréhension de l’histoire et du caractère des différents groupes qui le peuplent. ENSEIGNEMENT • Une crise planétaire de l’éducation | Courrier in... http://www.courrierinternational.com/article/2010/06/24/une‐c... 1 de 7 11/10/2012 8:15 Si le savoir n’est pas une garantie de bonne conduite, l’ignorance est presque à coup sûr une garantie de mauvaise conduite. La citoyenneté mondiale a-t-elle réellement besoin des humanités ? Elle nécessite certes beaucoup de connaissances factuelles que les étudiants peuvent acquérir sans formation humaniste – par exemple en mémorisant les faits dans des manuels standardisés (à supposer qu’ils ne contiennent pas d’erreurs). Pour être un citoyen responsable, toutefois, il faut tout autre chose : être capable d’évaluer les preuves historiques, de manier les principes économiques et d’exercer son esprit critique, de comparer différentes conceptions de la justice sociale, de parler au moins une langue étrangère, de mesurer la complexité des grandes religions du monde. Disposer d’une série de faits sans être capable de les juger, c’est à peine mieux que l’ignorance. Etre capable d’avoir une pensée construite sur un large éventail de cultures, de groupes et de nations et sur l’histoire de leurs interactions, voilà ce qui permet aux démocraties d’aborder de façon responsable les problèmes auxquels elles sont actuellement confrontées. Et la capacité à imaginer le vécu et les besoins de l’autre – capacité que presque tous les êtres humains possèdent peu ou prou – doit être grandement développée et stimulée si nous voulons avoir quelque espoir de conserver des institutions satisfaisantes, au-delà des multiples clivages qui existent dans toute société moderne. Des cours magistraux sans participation active “Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue”, affirmait Socrate. Il vivait dans une démocratie friande de discours enflammés et sceptique à l’égard de l’argumentation, et paya de sa vie son attachement à cet idéal de questionnement critique. Aujourd’hui, son exemple est au cœur de la théorie et de la pratique des enseignements de culture générale dans la tradition occidentale, et des idées similaires sont à la base du même enseignement en Inde et dans d’autres cultures non occidentales. Si l’on tient à dispenser à tous les étudiants de premier cycle une série d’enseignements relevant des humanités, c’est parce que l’on pense que ces cours les inciteront à penser et à argumenter par eux-mêmes, au lieu de s’en remettre simplement à la tradition et à l’autorité et parce que l’on estime que, comme le proclamait Socrate, cette capacité à raisonner est importante dans toute société démocratique. Elle l’est particulièrement dans les sociétés multiethniques et multiconfessionnelles. L’idée que chacun puisse penser par lui-même et échanger avec d’autres dans un esprit de respect mutuel est essentielle à la résolution pacifique des différences, tant au sein d’une nation que dans un monde de plus en plus divisé par des conflits ethniques et religieux. L’idéal socratique est toutefois mis à rude épreuve parce que nous voulons à tout prix maximiser la croissance économique. La capacité à penser et à argumenter par soi-même ne semble pas indispensable pour qui vise des résultats quantifiables. Qui plus est, il est très difficile de déterminer la capacité socratique par des tests standardisés. Dans la mesure où les tests standardisés deviennent l’aune au moyen de laquelle on évalue les écoles, les aspects socratiques des programmes et de la pédagogie ont toutes les chances d’être abandonnés. La culture de la croissance économique est friande de tests standardisés et éprouve de l’agacement à l’égard des enseignements qui ne se prêtent pas aisément à ce genre d’estimation. La pensée socratique est une pratique sociale. Dans l’idéal, elle devrait orienter le fonctionnement de toute une série d’institutions sociales et politiques. C’est aussi une discipline qui peut être enseignée dans le cadre d’un cursus scolaire ou universitaire. Elle est très contraignante pour les enseignants, car elle repose sur des échanges intensifs avec les étudiants, mais elle donne souvent des résultats à la mesure de l’investissement. Encore relativement courante aux Etats-Unis, avec son modèle des liberal arts [enseignements de culture générale], elle est plus rare en Europe et en Asie, où les étudiants entrent à l’université pour se spécialiser sans être tenus de suivre un cursus de culture générale et où le mode normal d’enseignement passe par des cours magistraux, sans feed-back ni participation active des étudiants. Pourtant, il n’est pas utopique de vouloir conférer une dimension socratique à l’enseignement, y ENSEIGNEMENT • Une crise planétaire de l’éducation | Courrier in... http://www.courrierinternational.com/article/2010/06/24/une‐c... 2 de 7 11/10/2012 8:15 compris au niveau scolaire ; c’est tout à fait à la portée d’une collectivité qui respecte l’esprit de ses enfants et les impératifs de la démocratie. A partir du xviiie siècle, en Europe, en Amérique du Nord et surtout en Inde, des penseurs ont commencé à se démarquer du modèle d’éducation fondé sur l’apprentissage par cœur pour mener des expériences faisant de l’enfant un participant actif et critique. Les théories européennes novatrices – celles, par exemple, de Jean-Jacques Rousseau, de Johann Pestalozzi et de Friedrich Fröbel – ont eu une influence déterminante aux Etats-Unis, par le biais des travaux de Bronson Alcott et d’Horace Mann au xixe siècle puis, au xxe siècle, de John Dewey, indéniablement le plus influent praticien américain de l’éducation socratique et son théoricien le plus brillant. Contrairement à ses prédécesseurs européens, Dewey vivait et enseignait dans une démocratie florissante et son objectif premier était de produire une génération de citoyens démocratiques respectueux les uns des autres. Ses expériences ont laissé une empreinte profonde sur l’enseignement primaire aux Etats-Unis. La capacité à se mettre à la place des autres Cela explique que les valeurs socratiques y soient un peu moins malmenées qu’ailleurs dans le monde, où elles sont depuis longtemps passées de mode. Mais les choses évoluent rapidement et l’effondrement de l’idéal socratique n’est pas loin. Pour bien comprendre le monde complexe qui les entoure, les citoyens n’ont pas assez des connaissances factuelles uploads/Philosophie/ enseignement-une-crise-planetaire-de-l-x27-education-courrier-international.pdf

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