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Tous droits réservés © Prise de parole, 2019 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 21 mai 2022 18:51 Nouvelles perspectives en sciences sociales Qu’est-ce que la nature qu’on cherche à conserver? Une approche sémiologique de l’action écologique What Is the “Nature” That One Seeks to Preserve? A Semiological Approach to Ecological Action Frédéric Ducarme Sur le thème : Nature et action Volume 14, numéro 2, mai 2019 URI : https://id.erudit.org/iderudit/1062506ar DOI : https://doi.org/10.7202/1062506ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Prise de parole ISSN 1712-8307 (imprimé) 1918-7475 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Ducarme, F. (2019). Qu’est-ce que la nature qu’on cherche à conserver? Une approche sémiologique de l’action écologique. Nouvelles perspectives en sciences sociales, 14(2), 23–60. https://doi.org/10.7202/1062506ar Résumé de l'article L’écologie est passée au cours du XXe siècle de science descriptive à science de l’action. Cette métamorphose contraint à adapter tout un vocabulaire théorique à l’épreuve du concret. Or, cette translation n’est pas facile. Si la large majorité des acteurs sociaux s’accordent quant à la nécessité de « protéger la nature », des controverses profondes s’élèvent dès qu’il s’agit de mettre en action cette préservation : que doit-on faire, sur quoi doit-on agir quand on veut protéger « la nature »? Qu’est-ce que la « nature », en somme? C’est à cette question que ce texte propose de répondre, en retraçant tout d’abord la généalogie de ce terme dont le sens n’a jamais été clair, puis en isolant un certain nombre de définitions dominantes, renvoyant chacune à une conception de la nature bien spécifique, et supposant donc des actions de protection distinctes. Plutôt que d’arbitrer de manière jupitérienne (comme s’y sont essayés sans succès de nombreux penseurs), nous proposons d’intégrer toute cette complexité du phénomène nature dans les démarches de protection de la nature, qui doit être pensée dans une acception large, transdisciplinaire et transculturelle. Qu’est-ce que la nature qu’on cherche à conserver? Une approche sémiologique de l’action écologique Frédéric Ducarme Centre d’écologie et des sciences de la conservation (CESCO, UMR 7204), Muséum national d’histoire naturelle, Paris Introduction L a crise écologique globale qui touche notre planète depuis le milieu du XXe siècle s’est rapidement accompagnée de deux discours : d’une part l’injonction à « protéger la nature », source du mouvement écologiste, et d’autre part des constats apocalyptiques ou triomphants sur, au contraire, la « fin de la nature »1. Avec le réchauffement climatique mondial, la modifi- cation de la chimie de l’air et des océans et la perturbation de tous les grands cycles biologiques planétaire2, la « nature » n’exis- terait plus, et preuve en serait la raréfaction même de ce terme dans le vocabulaire scientifique, remplacé par des vocables techniques de crise ou de gestion, comme « biodiversité » ou 1 Stéphane Haber, Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Hebermas, Presses universitaires de France, coll. « Pratiques théoriques », 2006. 2 Simon L. Lewis et Mark Andrew Maslin, « Defining the Anthropocene », Nature, vol. 519, no 7542, 2015, p. 171-180. 24 npss, volume 14, numéro 2, 2019 « services écosystémiques »3. Plusieurs œuvres majeures des sciences naturelles modernes évitent ainsi consciencieusement d’en appeler à ce terme (comme Michael E. Soulé4), même si d’autres continuent d’en faire usage dans des emplois non tech- niques (comme Gretchen Cara Daily, qui y substitue rapidement le concept d’écosystèmes5). De nombreuses controverses ont ainsi agité les milieux scientifiques et écologistes autour de la « nature » et des moyens de sa protection, mais bien peu d’études se sont attachées à tenter de définir ce terme, comme s’il relevait de la simple évidence. Or, il semblerait que nombre de ces controverses entre conservationnistes aient en fait pour origine des définitions divergentes du concept de nature, entraînant des conflits dans la vision du phénomène et donc sur le type d’actions à mettre en œuvre vis-à-vis de la crise actuelle, au risque de paralyser la démarche de protection de la nature, et de saper sa légitimité. Nous nous proposons ici de retracer l’évolution de ce concept et sa ramification sémantique, source de tant d’incompréhensions et de conflits, dans le but d’identifier ces différents noyaux sémantiques, et les antagonismes épistémologiques qui en découlent. Notre étude mettra en lumière quatre sens principaux qui structurent l’idée polysémique de « nature », chacun entraînant des représentations de la protection de la nature originales mais conflictuelles avec les autres en termes d’action pratique. Aux origines du trouble Le concept de « nature » n’est pas aussi ancien qu’on pourrait s’y attendre6. On en trouve certes les premières formulations dans la Grèce antique, mais il faut attendre pour en trouver un emploi stable les philosophes ioniens comme Héraclite, à la fin du 3 Patrick Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Versailles, Éditions Quae, 2009. 4 Comme Michael E. Soulé dans « What Is Conservation Biology? », Bioscience, vol. 35, no 11, 1985, p. 727-734. 5 Gretchen Cara Daily (dir.), Nature’s Services: Societal Dependence on Natural Ecosystems, Washington, Island Press, 1997. 6 Augustin Berque, « Natura natura semper (la nature sera toujours à naître). Un point de vue mésologique », Nature et récréation, no 1, 2014, p. 11-19. 25 frédéric ducarme/qu’est-ce que la nature .... VIe siècle avant J.-C. Chez eux, le mot grec φύσις a un sens encore assez obscur7, probablement étymologique et sans doute extrêmement différent de ceux qu’on donne aujourd’hui à « nature ». Ce terme grec repose sur la racine verbale phuein, assez complexe, qui signifie « croître, produire, apporter » mais aussi jusqu’à « apparaître, changer, naître »8. Il y est adjoint un suffixe –sis, lui aussi assez obscur sémantiquement, désignant selon Benveniste « la réalisation objective d’un concept abstrait9 ». On a donc ici l’idée dynamique d’une prolifération, d’une croissance spontanée (et organisée par un principe interne), d’un changement et d’un mouvement permanent de la nature, généralement résumé par le terme de « perpétuelle éclosion10 » ou d’« épanouissement11 ». À partir de la réalisation concrète de ce principe naît l’idée de nature comme « ensemble des choses qui nous entourent et procèdent de cette pulsion créatrice de la nature » (les natura rerum de Lucrèce) – ce qui dans l’Antiquité inclut facilement les sociétés humaines, au même titre que les animales, en tant qu’elles procèdent du même principe et sont soumises aux mêmes « lois de la nature ». De l’observation des lois du changement naît chez certains auteurs, notamment les stoïciens12, une idée de norme, et en découle une interprétation normative, morale, de la nature comme modèle légitime à suivre pour les humains : les cités grecques qui respectent l’ordre naturel (moralité, hiérarchie, respect des aînés, rites funéraires, offrandes aux dieux…) y sont ainsi considérées comme proches de la nature, au contraire des peuples barbares qui, dépourvus d’organisation et de lois, sont rapprochés du chaos (l’un des nombreux antonymes de la 7 Pierre Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2004. 8 Ibid. 9 Émile Benveniste, Noms d’agent et noms d’action en indo-européen, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1948. 10 Martin Heidegger, Approche de Hölderlin, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1996 [1962]. 11 Lambros Couloubaritsis, « Les transfigurations de la notion de physis entre Homère et Aristote », Kriterion Revista de Filosofia, vol. 51, no 122, 2010, p. 353. 12 François Dagognet, Considérations sur l’idée de nature, Paris, Vrin, 1990. 26 npss, volume 14, numéro 2, 2019 nature13). L’origine de l’univers, la constitution de l’humanité et les fondements de la politique procèdent alors souvent d’une même interrogation. La question du rapport entre les lois de la nature et celles de la cité est ainsi au cœur de nombreux débats philosophiques grecs, incarnés notamment par le Calliclès du Gorgias de Platon, Platon pour qui la société idéale doit puiser son inspiration dans l’harmonie de l’univers14. Aristote ira jusqu’à considérer que l’Homme est « l’animal le plus conforme à la nature15 ». Plusieurs commentateurs ont d’ailleurs noté que l’idée de nature et celle de nation16 sont d’apparition contemporaine en Grèce, mais aussi dans de nombreuses autres civilisations comme en Chine17. C’est pourquoi la phusis grecque n’est surtout pas un synonyme de « sauvage » : des événements tout à fait spontanés peuvent s’avérer pervertis et contre-nature pour les grecs, de même que l’action humaine peut être « conforme à la nature », et ce d’autant plus qu’elle est organisée – chez Aristote c’est par exemple l’équilibre entre raison et désir qui est conforme à la nature humaine (la pulsion serait donc contre-nature). Platon affirme même qu’il serait contre-nature pour un homme de vivre dans la nature, comme uploads/Philosophie/ ar 2 .pdf
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- Publié le Fev 10, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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