Enseigner la littérature en questionnant les valeurs (Grenoble) Information pub

Enseigner la littérature en questionnant les valeurs (Grenoble) Information publiée le 27 juillet 2016 par Romain Bionda (source : Julie Ridard) Le 15 février 2017 Université Grenoble Alpes Colloque organisé par l’UMR 5316 Litt&Arts (composante Litextra) les 21, 22 et 23 novembre 2017 Défendre et promouvoir les valeurs de la République est à l’ordre du jour, à une époque où le déchaînement de la violence terroriste et son onde de choc sur le public scolaire ont replacé la question de l’éducation à la citoyenneté au centre des préoccupations éducatives. La réflexion collective dans un premier temps s’est centrée autour des questions de la pédagogie de la laïcité à l’école et de l’enseignement du fait religieux, comme en témoigne le colloque interdisciplinaire « Transmission des valeurs de la République », qui s’est tenu à l’ESPE de Lyon en juillet 2015. En 2016, c’est « la fraternité en éducation et l’éducation à la fraternité » qui a fait l’objet d’une réflexion interdisciplinaire lors d’un colloque organisé à Montpellier. Or il est une question plus générale, qui dépasse de loin le cadre des croyances affichées et leur manifestation du moment : la nécessité d’une formation des élèves à une posture éthique d’interprète, quels que soient les discours auxquels ils ont affaire. Cette question ne se réduit pas à celle de l’éducation aux médias, même si cette dernière s’avère également nécessaire. Il s’agit d’une préoccupation d’ordre politique, en ce qu’elle réintroduit la question de l’effet de vérité des textes et la question des valeurs que le lecteur actualise à leur contact. Depuis une trentaine d’années, en France, ces questions restent trop souvent délaissées par l’école, qui favorise plutôt une certaine neutralité axiologique, le refuge dans une approche formaliste de la littérature, quitte à donner aux élèves le sentiment de l’absence de sens actuel face aux textes du passé. Une telle posture pourrait bien se révéler sur le long terme plus périlleuse pour l’institution, qu’un affrontement sérieux de ces questions. Car l’on assiste à un phénomène de fond d’une toute autre ampleur : une sourde sécession à l’égard de la discipline des lettres, qui est de moins en moins perçue comme une école d’humanité. Les théories littéraires formalistes des années 60-70 et surtout leur transposition rigide dans le cadre scolaire, à partir des années 80, en méthodes et techniques pédagogiques, ont sans doute pesé lourd dans ce désenchantement. Du côté de la théorie, la légitime remise en cause de la mimésis comme théorie naïve du reflet, en insistant sur l’autonomie de la littérature par rapport au référent et au monde, s’est radicalisée jusqu’à parvenir au dogme de l’autoréférentialité du texte littéraire. Or, note Martha Nussbaum, « lorsque perdure l’idée que les textes ne se réfèrent pas du tout à la vie humaine, mais seulement à d’autres textes et à eux-mêmes, l’élément éthique disparaît plus ou moins dans sa totalité[1] ». À la suite du post-structuralisme, la philosophie déconstructionniste, en faisant peser un soupçon radical sur le langage, a pu sembler dénier à ce dernier tout pouvoir de présence ou toute valeur de vérité. Couplé aux théories postmodernes sur la fin des méta-récits englobants (Lyotard, 1979), une sorte de doxa s’est constituée autour du rejet de l’idée de vérité ou de morale en littérature, au prétexte d’évacuer une conception psychologique, idéologique, essentialiste, voire métaphysique de cette dernière. La littérature n’aurait alors d’autre fin que de révéler le non-sens sur lequel se fonde toute volonté de vérité. Certains chercheurs comme Jean-Louis Dufays ont pu parler à ce sujet d’une nouvelle forme de « littérairement correct » et en pointer les effets dommageables pour l’enseignement, « dans la mesure où elle censure a priori les pratiques de lecture les plus spontanément mises en œuvre par les apprentis lecteurs[2] ». Du côté des pratiques scolaires, le formalisme de l’enseignement a favorisé « une conception étriquée de la littérature, qui la coupe du monde dans lequel on vit », constate Tzvetan Todorov, alors que « le lecteur, lui, cherche dans les œuvres de quoi donner sens à son existence[3] ». En France, les dérives technicistes de la lecture méthodique, dans les pratiques scolaires des années 80-90, n’ont été que très partiellement corrigées, depuis les années 2000, par la mise en œuvre de la lecture analytique dans les classes. Depuis 2008 pour le collège et 2010 pour le lycée, les programmes ont pourtant opéré un recentrage conséquent vers une dimension plus humaniste de la culture : étude des « textes fondateurs » au collège, transversalité du questionnement sur « littérature et place de l’homme » au lycée, ou encore enseignement de spécialité sur « littérature et société ». De surcroît, à partir de la rentrée 2016, le nouveau programme d’enseignement moral et civique (EMC), pour l’école et le collège, accorde une place inédite à l’éducation à la sensibilité, en tant que composante essentielle de la vie morale et civique. Aux côtés des autres composantes que sont l’éducation au droit et à la règle, l’éducation au jugement, et la formation de l’esprit d’engagement et de coopération, la reconnaissance de la dimension sensible a pour corrélat une attention renouvelée aux langages de l’art, à l’expression artistique et littéraire des émotions, ainsi qu’aux récits fictionnels pour questionner les valeurs. « La prise de conscience des dérives des approches formalistes n’est pas nouvelle », rappelle Anne Vibert[4]. Les programmes du reste mettent en garde contre l’apprentissage d’un vocabulaire technique qui ne serait pas au service de la compréhension et de la réflexion sur le sens. Mais il s’agit là d’un sens envisagé au singulier, « sans que soit questionnés les conditions de son élaboration ou de son épiphanie, les types de connaissances ou de vérités que les lecteurs construisent » note François Quet[5]. En pratique, il arrive souvent que la portée éthique, politique ou philosophique des textes soit escamotée. Soit qu’elle ne figure pas comme objectif explicite des séquences d’enseignement des professeurs, soit qu’elle soit abordée en surface ou reléguée en fin de progression, ou bien qu’elle ne soit pas construite par les élèves mais donnée, et dans ce cas il s’agit souvent, dans une logique purement causale, d’un apport culturel sur le contexte historique de production. L’effet de sens est rarement rendu actuel pour les élèves, en résonance avec le monde où ils vivent. La coupure culturelle est telle, que la rencontre avec les textes bien souvent ne se fait pas. Simultanément, l’exigence des élèves que le lien au langage soit un rapport de vérité, et partant de justice, n’a sans doute jamais été aussi vive. Redonner un fondement théorique solide, à la présence en littérature d’une logique de vérité, s’avère donc une nécessité de premier ordre, si l’on ne veut pas que cette demande soit comblée par des discours totalitaires prospérant sur un sentiment vécu d’exclusion ou de désymbolisation. Fort heureusement, le travail théorique pour relier poétique et éthique a été mené en profondeur, qui plus est selon des voies très différentes. Tout d’abord, la philosophie éthique d’inspiration aristotélicienne, qui a connu un regain à partir des années 60 dans le monde anglo-saxon à travers les travaux d’Elizabeth Anscomb, Philippa Foot et Geoffrey Warnock, a contribué à modifier l’attitude des philosophes, à l’égard de la littérature et des liens qu’elle entretient avec la philosophie morale. Hilary Putnam et Iris Murdoch ont ainsi ouvert la voie au « tournant éthique » des études littéraires intervenu dans les années 90. À l’exemple des travaux de Martha Nussbaum sur les romans d’Henry James (1990, 2006), nombre de philosophes ont développé le projet d’établir la lecture philosophique de la littérature comme une voie légitime de la réflexion morale : en témoignent les travaux de Jacques Bouveresse sur l’œuvre de Robert Musil (1993, 2001), de Vincent Descombes sur Proust (1987, 2004), d’Aline Giroux sur les romans de Saul Bellow (2012), ou de Frédérique Leichter-Flack sur la littérature comme « laboratoire des cas de conscience » (2012). Dans sa grande trilogie Temps et Récit (1983-1985), le philosophe Paul Ricoeur a réinterprété la mimésis d’Aristote comme une « imitation créative » dévoilant une structure d’intelligibilité des événements permettant une connaissance humaine sur le monde. La mimésis est une activité cognitive, une mise en forme de l’expérience du temps, qui produit le sens de ce qu’elle représente. Elle fonde notre propre identité comme identité narrative, en ce que l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet se raconte sur lui-même. Cette idée rejoint du reste celle de Lacan pour qui le sujet est quelque chose qui émerge sous la forme d’un événement du sens, à la faveur d’effets qu’on peut dire poétiques, de telle sorte que « les créations poétiques engendrent plus qu’elles ne reflètent les créations psychologiques[6] ». Par ailleurs, une relecture de Bakhtine permet de sortir la notion de dialogisme de la conception étroite où l’ont réduite la narratologie et la stylistique structurale, pour réintroduire dans le texte la réalité, le monde et la société, entendus comme une structure polyphonique complexe où interagissent socialement des discours. C’est la réalité comme texte uploads/Philosophie/ enseigner-la-litterature-en-questionnant-les-valeurs.pdf

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