APPAREIL » Numéros » n° 2, 2008 L'idée d'"individu pur" dans la pensée de Simon

APPAREIL » Numéros » n° 2, 2008 L'idée d'"individu pur" dans la pensée de Simondon Introduction : le projet ontologique de Simondon et l'idée d'\"individu pur\" Simondon est le philosophe de l'individu. Son projet fondamental est de penser l'individu à travers l'individuation dans tous les domaines de réalité : physique, biologique, et psycho-social ou "transindividuel". Il s'agit précisément pour lui de formuler une ontologie de la réalité qui soit une ontogenèse des individus, ce qui revient à substituer le problème de l'individu à la question de l'être. Mais une telle substitution n'a rien de simplement formel (au sens d'une substitution de terme à terme), ou de purement négatif (l'abandon de toute interrogation sur l'être), l'intention qui la gouverne est au contraire pleinement ontologique : il s'agit pour lui d'opérer un véritable renversement du privilège ontologique accordé par la métaphysique classique à l'être sur le devenir, au résultat sur l'opération, à l'individu sur l'individuation, et d'en faire la condition de toute connaissance complète de la réalité. Or, l'idée d'"individu pur", dans les quelques réflexions menées par Simondon à ce sujet, semble aller à l'encontre d'un tel projet, puisqu'elle reconduit, dans l'idée même de "pureté", le principe métaphysique d'un privilège, d'une excellence, d'une antériorité, ou plus généralement d'une séparation qui aurait valeur de fondement, que la substitution du problème de l'individu à la question de l'être est pourtant censée renverser. L'examen de l'idée d'"individu pur" doit donc jeter un certain éclairage sur une difficulté de la philosophie de Simondon, celle de la coexistence d'une ontologie rélativisée et d'une hiérarchie des domaines et/ou des individus. De l'ontologie à l'ontogenèse Ce que Simondon reproche essentiellement à l'histoire de la métaphysique, c'est de ne pas avoir considéré l'opération d'individuation en sa valeur ontologique. Des Présocratiques à Kant, la philosophie s'est en effet assigné comme tâche originaire la recherche des premiers principes, pensant l'« être en tant qu'il est individué » au lieu de l'« être en tant qu'il est » (1). Simondon affirme sans détours cette négligence ontologique (2), lorsqu'il expose dans l'introduction à L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, la nécessité de se séparer des deux voies que la philosophie a emprunté jusque-là pour penser la réalité de l'être comme individu : la première est « [la] voie substantialiste, considérant l'être comme consistant en son unité, donné à lui-même, fondé sur lui-même, inengendré, résistant à ce qui n'est pas lui-même » ; et la deuxième est « [la] voie hylémorphique, considérant 1/24 APPAREIL » Numéros » n° 2, 2008 l'individu comme engendré par la rencontre d'une forme et d'une matière » (3). Ces deux voies ne sont pour Simondon qu'une fausse alternative, puisqu'elles ont en commun de supposer « un principe d'individuation antérieur à l'individuation elle-même, susceptible de l'expliquer, de la produire, de la conduire » (4). Or, obéir au postulat ontologique suivant lequel tout individu nécessite un principe d'individuation pour être (en optant pour l'une ou l'autre des deux voies), revient en fait à opérer une « genèse à rebours », c'est-à-dire qu'« à partir de l'individu constitué et donné, on s'efforce de remonter aux conditions de son existence » (5). Véritable « ontogenèse renversée », une telle méthode est un cercle vicieux, car elle invoque un principe d'individuation pour expliquer la genèse de l'individu, alors que le principe (matière, forme, atome ou vide par exemple), possède déjà l'individualité qu'il s'agit d'expliquer : « Dans cette notion même de principe, il y a un certain caractère qui préfigure l'individualité constituée, avec les propriétés qu'elle aura quand elle sera constituée » (6). Au fond, c'est l'idée même de principe qui est à l'origine d'une telle pétition de principe selon Simondon. Car en tant que « terme premier », à la fois au commencement et au commandement, tirant son antériorité et sa séparation absolue de l'excellence de son essence propre, le principe est déjà un « individu ou quelque chose d'individualisable » (7). Si une telle pétition de principe est possible, c'est avant tout parce qu'elle est gouvernée par une intention directement déterminée par le privilège ontologique : « c'est l'individu en tant qu'individu constitué qui est la réalité intéressante, la réalité à expliquer » (8). Dès lors, afin d'éviter l'impossibilité de toute connaissance de l'individu, c'est en fait l'opération d'individuation elle-même qui doit porter la charge ontologique et diriger l'enquête épistémologique. Et c'est en ce sens que Simondon semble autorisé à formuler ce paradoxe : « Ce qui est un postulat dans la recherche du principe d'individuation, c'est que l'individuation ait un principe » (9). Le véritable principe d'individuation n'est donc pas extérieur à la réalité individuée : il est l'individuation elle-même. Penser la réalité de l'individu hors de tout privilège ontologique, et par conséquent hors de tout principe, signifie donc que c'est tout le fond(s) substantialiste de la philosophie qu'il faut récuser, à la fois sur le plan ontologique et sur le plan méthodologique. Voilà pourquoi l'exigence du renversement du privilège ontologique nécessite une deuxième substitution : après la substitution du problème de l'individu à la question de l'être, il faut substituer au postulat substantialiste un postulat ontogénétique. Si le postulat substantialiste imposait en effet la recherche du principe d'individuation à partir de l'individu donné pour répondre à la question de son identité et de son unité, le postulat ontogénétique impliquera la connaissance de l'individu à travers l'individuation plutôt que l'individuation à partir de l'individu, pour définir les conditions d'existence et de résolution du problème de l'individu, qui est « plus qu'unité et plus qu'identité ». Autrement dit, cette deuxième substitution signifie qu'au lieu de définir l'être à partir de l'idée de substance, et de réduire par conséquent l'individu réel à l'étant naturel, au seul tode ti, le postulat ontogénétique définit l'être comme devenir et le devenir comme être, en donnant une réalité à l'individu, quelque soit le domaine d'individuation considéré. Ainsi rattaché à l'être, l'individu complète la réalité de 2/24 APPAREIL » Numéros » n° 2, 2008 l'être sans que le postulat ontogénétique ne lui accorde un quelconque privilège. Mais comment l'être, pensé hors de l'unité et de l'identité selon le postulat ontogénétique, peut-il être plus qu'unité et plus qu'identité, et par là, être l'être "complet" ? Et de quelle "complétude" s'agit-il ? Le sens du projet simondonien n'est pas de compléter un "oubli" de l'ontologie ni de clôturer la question de l'être en lui donnant une réponse définitive, suppléant ainsi à un manque objectivement assignable par une surabondance d'être. Son sens est ailleurs, d'abord parce la question ontologique est une question qui « demeur(e) toujours initiale et que la science qui la pose est toujours "recherchée" » (10), selon la fameuse formule d'Aubenque ; mais surtout parce que le problème de l'individu est celui d'une ontologie génétique, c'est-à-dire de l'explicitation de l'être en sa genèse, ce qui signifie avant tout que la connaissance de l'individu n'est toujours qu'une « connaissance approchée ». Mais comment une connaissance seulement approchée, pourrait-on dire, peut-elle compléter l'ontologie ? Parce qu'elle est la seule connaissance réelle du point de vue génétique. Contrairement au substantialisme, elle n'est fondée sur aucun donné, et aucune intention de saisie conceptuelle ne la gouverne. Fondée sur le devenir à la fois de l'objet et du sujet, la connaissance approchée n'a pas besoin de l'opposition du sujet et de l'objet et du privilège du sujet sur l'objet pour être légitime. Dans son "approche", elle accomplit la genèse de la pensée en même temps que la genèse de l'objet : l'individu sujet pensant et l'individu objet pensé sont compris ensemble dans un même processus, qui est celui de l'individuation de la connaissance. Si donc l'ontologie substantialiste est incomplète, c'est parce qu'elle recherche une connaissance finie mais totale de l'être, qui oppose sujet et objet ; alors que l'ontologie génétique de Simondon recherche une connaissance approchée mais complète de l'être, qui compose sujet et objet. En situant au même niveau le sujet et l'objet, c'est-à-dire hors de toute opposition principielle, Simondon donne ainsi à l'ontologie génétique les moyens de réaliser l'ambition de l'ontologie classique : c'est-à-dire de penser l'être universellement sans en faire une totalité, et de fonder une science de l'être sans en rendre la connaissance impossible. Partant, l'intention qui gouverne la recherche ontogénétique et qui vise une connaissance approchée de l'être complet est celle qui nécessite de partout « replacer l'individu dans l'être » (11) ; autrement dit, d'affirmer pour chaque domaine de réalité où une individuation se manifeste, qu'il faut répondre à une double condition pour la connaître : refuser de tenir l'individu séparé de l'être d'une part, et réintégrer l'individu dans son système de réalité d'autre part. La première condition signifie que le problème de l'individu n'est pas subsumé à la question de l'être, qu'ils sont d'un même ordre de réalité, et que leur connaissance dépend de l'opération d'individuation ; et la deuxième, signifie que l'individu est une réalité relative. Ces deux conditions réunies, l'individu est alors : Une certaine phase de l'être qui suppose avant elle une réalité préindividuelle, et 3/24 APPAREIL » Numéros » uploads/Philosophie/l-idee-d-individu-pur-dans-la-pensee-de-simondon.pdf

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