Entre cinéisme et filmologie: Jean Epstein, la plaque tournante Laurent Le Fore

Entre cinéisme et filmologie: Jean Epstein, la plaque tournante Laurent Le Forestier RÉSUMÉ Les préoccupations théoriques de Jean Epstein, après la Seconde Guerre mondiale, auraient pu en faire un compagnon de route idéal de la filmologie. Son itinéraire intellectuel croise d’ailleurs à cette époque en plusieurs endroits (édition, Idhec, produc- tion, etc.) celui de Gilbert Cohen-Séat. Mais cette proximité de pensée n’a jamais trouvé à se développer réellement, peut-être parce qu’Epstein a intégré un mouvement qui a pu apparaître comme concurrent de la filmologie : le cinéisme. L’article qui suit se propose de retracer l’histoire de ces rendez-vous manqués en même temps que celle de deux pensées presque parallèles, pour mieux comprendre leur occultation conjointe. For English abstract, see end of article Henri Langlois disait en substance que les films qui n’ont plus l’heur de plaire continuent de vivre, mais dans un tunnel, loin des rayons lumineux. Cependant, dans ce purgatoire cinématographique, voisinent aussi des idées sur le cinéma, en attente d’une éventuelle réhabilitation. À la différence des textes et des livres émanant de la filmologie, les écrits théoriques de Jean Epstein ont quitté depuis quelques années ce tunnel. Mais on n’a peut-être pas assez remarqué que les uns et les autres ont connu exactement au même moment le début de leur processus d’occultation: «l’héritage cinéphilique avec son culte du cinéma américain […] spectaculairement réactivé au début des années cinquante par les jeunes critiques des Cahiers du cinéma» (Burch 1993, p. 9) constitue sans doute tout à la fois le contexte et partiellement la cause de cet effacement. Une lutte s’impose, en effet, à cette époque, entre divers discours sur le cinéma. Elle peut prendre la forme d’anathèmes et d’invectives (le texte de Bazin contre la filmologie [Kirsch 1951, p. 33-38]), ou celle du 114 CiNéMAS, vol. 19, n os 2-3 silence méprisant qui vise à ignorer l’adversaire (rien sur Epstein dans les Cahiers du cinéma jusqu’à sa mort, et l’hommage qui lui est rendu dans les colonnes de la revue à cette occasion provient de rédacteurs extérieurs 1). Paradoxalement, cette occultation simultanée nous dit surtout que cette cinéphilie, peut-être plus perspicace qu’il n’y paraît, a parfaitement saisi, dès les années 1950, les convergences intellectuelles entre deux pensées (celle d’Epstein et celle associée à la filmologie), qu’elle voyait comme étant ses rivales. Pourtant, à ce jour, l’histoire et l’analyse de ces convergences entre Epstein et la filmologie n’ont pas été effec- tuées. À défaut de réaliser cet ambitieux programme, le présent article se propose d’en dessiner les contours. Si l’on s’en tient aux Écrits sur le cinéma de Jean Epstein (1975 et 1975a), les rapports du cinéaste avec la filmologie se limitent à un texte qu’il publia en décembre 1946, sous le titre équivoque de « Naissance d’une académie » (Epstein 1975a, p. 73-75). Saluant la création de l’Association pour la recherche filmologique, Epstein imagine, dans cet article édité par La Technique cinématographique, quelles pourront être les activités de cette nouvelle entité, tout en prenant soin de replacer cet événement dans le contexte de légitimation culturelle du cinéma dans l’après-guerre (Cinémathèque française, Idhec). Si certaines de ses remarques plus ou moins prospectives se révèleront inexactes, d’autres, au contraire, se concrétiseront au sein des recherches filmologiques (l’étude « de l’influence que l’image animée exerce sur la vie de l’esprit» [p. 74], par exemple), ce qui témoigne d’une parfaite compréhension par Epstein, dès le début, des visées et des enjeux scientifiques de cette nouvelle discipline. Cette proximité intellectuelle, dont témoigne autant la publication que le contenu de l’article, ne saurait surprendre le lecteur attentif des textes d’Epstein. L’étonnement naîtrait plutôt du caractère si ponctuel et limité de cette rencontre, car s’il existe un penseur du cinéma susceptible d’incarner idéa- lement une sorte de compagnon de route de la filmologie, c’est bien Epstein, plus que tout autre. Pourtant, il n’existe presque pas de traces d’Epstein dans les divers textes émanant de la filmologie. Ainsi, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que l’association contactât le cinéaste-théoricien pour participer à Entre cinéisme et filmologie: Jean Epstein, la plaque tournante 115 son comité directeur, ce sont finalement d’autres, moins attendus, qui s’y retrouvent : René Clair, Louis Daquin, Jean Delannoy, Jean Grémillon. Certes, les réflexions théoriques d’Epstein ont sans doute influé sur quelques articles de filmologues, jusque dans la formulation de certaines idées, comme Jacques Aumont (1998, p. 99) l’a noté au sujet du texte de Jean-Jacques Riniéri (1953) sur « la réversion du temps filmique », qui paraît l’année de la mort du cinéaste. Mais le long chapitre de Souriau — peut-être le seul document de la filmologie mentionnant explicitement Epstein — qui ouvre le volume contenant cet article résonne comme une réfutation globale de l’entreprise philosophique du cinéaste. La première phrase de la conclusion exprime d’ailleurs clairement ce rejet : « “Intelligence d’une machine”, disait J. Epstein. Non ; intel- ligence de centaines de créateurs, en complicité avec des milliers et des milliers de spectateurs […] 2.» Les rapports entre Epstein et la filmologie paraissent donc ressembler à un rendez-vous manqué, mais il ne l’est qu’en apparence, car Epstein a proba- blement constitué moins le protagoniste que le lieu, l’incarna- tion d’une autre rencontre, celle de la filmologie et d’un mou- vement oublié de l’histoire, peut-être parce que disparu trop vite : le cinéisme. L ’intelligence d’une machine et Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma : un rapprochement trop évident ? Le premier ouvrage écrit par Jean Epstein après la Seconde Guerre mondiale, L’intelligence d’une machine, sort en fé- vrier 1946. L’examen du titre peut laisser penser que Marcel L’Herbier, qui s’apprête à publier un livre au titre assez similaire, Intelligence du cinématographe, est alors son principal rival éditorial. L’Herbier, par ailleurs président de l’Idhec, au sein de laquelle Epstein a enseigné en 1945, lui écrit une lettre, le 11 février 1946, dans laquelle il revendique l’antériorité de son titre 3. Mais la véritable concurrence, dans le champ naissant des réflexions philosophiques sur le cinéma, ne vient pas de l’an- thologie réunie par L’Herbier: en juin, les PUF éditent l’Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma de Gilbert Cohen- Séat (1946). Epstein ne l’ignore pas, mais n’est guère inquiet. 116 CiNéMAS, vol. 19, n os 2-3 Toutefois, la presse, qui a peut-être mis un peu de temps à lire l’ouvrage d’Epstein, «ardu», qui «réclame un effort de lecture, presque un “travail” 4 », rend compte simultanément des deux livres, dans beaucoup de recensions. Cela suffit d’ailleurs pour affirmer qu’Epstein a donc eu connaissance du contenu du livre de Cohen-Séat, au moins par ces articles, puisque le cinéaste, abonné à une revue de presse, compilait tous les textes publiés sur lui 5. La parenté entre les deux volumes est accentuée par le libellé du bandeau qui accompagne la première édition de L’intelligence d’une machine : « Un essai de philosophie du cinéma». Les sorties respectives des deux études n’étant séparées que de quelques mois, rien ne permet d’affirmer, bien sûr, que Cohen-Séat se soit inspiré de ce bandeau pour donner un titre à son propre manuscrit. Si la question de l’influence peut être posée, elle ne se situe clairement pas entre L’intelligence d’une machine et Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma, tant dans le titre que dans le contenu, mais plutôt, peut-être, entre les idées lancées par Cohen-Séat, au moment de la création de la filmologie, et les écrits postérieurs d’Epstein, voire l’inverse. Néanmoins, cette coïncidence ne manque pas de produire quelques effets: certains journalistes associent les deux ouvrages sous la bannière, nouvelle à leurs yeux, de la « philosophie du cinéma», opérant des variations autour de cette expression pour les titres de leurs articles, comme « La philosophie de l’écran » (Marion 1946), « Les philosophes du cinéma » (Anonyme 1946), en y ajoutant d’ailleurs parfois quelques autres noms (Malraux, Laffay). Mais curieusement, ce rapprochement peut- être trop évident paraît empêcher toute réflexion sur les écarts entre les deux démarches. Dans la presse, Jean Desternes est l’un des seuls chroniqueurs à s’interroger sur ce qui sépare ces deux essais de philosophie du cinéma: «À cette philosophie “à partir” du cinéma [celle de Jean Epstein], M. Cohen-Séat opposerait une philosophie “du” cinéma, une phénoménologie qui, enfin, classerait et étudierait les réalités nouvelles apportées par cet art nouveau, où tout s’est fait jusqu’ici dans un désordre empi- rique 6. » En dépit d’une conclusion discutable (L’intelligence d’une machine s’arrête justement sur les « réalités nouvelles » perçues grâce au cinéma), cette analyse, bien que lapidaire, Entre cinéisme et filmologie: Jean Epstein, la plaque tournante 117 frappe par sa justesse, notamment sur le lien entre filmologie et phénoménologie (même si cette dernière est citée explicitement par Cohen-Séat), mais aussi dans sa volonté d’interroger les significations différentes que les deux auteurs accordent au syntagme «philosophie du cinéma». Le problème vient du mot le plus court car si le «du» d’Epstein indique en quelque sorte la provenance (une philosophie qui émane du cinéma), Cohen- Séat l’utilise plutôt pour indiquer la prise de possession uploads/Philosophie/ entre-cineisme-et-filmologie-jean-epstein-la-plaque-tournante-laurent-le-forestier.pdf

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