FAIRE SENS : ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE SELON GILLES-GASTON GRANGER Solitude, réc
FAIRE SENS : ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE SELON GILLES-GASTON GRANGER Solitude, récif, étoile À n’importe ce qui valut Le blanc souci de notre toile. Stéphane MALLARMÉ, « Salut ». Concernant une discipline aussi ambiguë et difficilement définis- sable que la philosophie, il semble plus facile de déterminer ses condi- tions ou ses sources que de se prononcer sur son objet propre, sauf peut-être pour des penseurs parvenus au sommet de leur art et au terme de leur œuvre. Alain Badiou a ainsi récemment défendu l’idée de l’existence de quelques paramètres fondamentaux de l’activité même de la philosophie, de quatre « il y a » rendant possible l’existence d’une spéculation : il y a de l’art, de l’amour, de la connaissance, du pouvoir 1. Plus fondamentalement, on pourrait aussi se risquer à parler des sources de la philosophie (sans les confondre avec l’enquête his- torique portant sur les commencements) : le souci éthique (le « comment faut-il vivre ? » que Platon met dans la bouche de Socrate, non pas en une acception déontologique, mais au sens du « souci de soi ») et l’étonnement interrogatif (le thaumaston socratique, prolégo- mène aux questions instigatrices de nombreux dialogues : qu’est-ce que l’amour ? qu’est-ce que la science ?…). La première source a connu un développement si florissant et si diversifié qu’on pourrait presque la considérer comme une constante, sans pour autant souscrire à l’idée d’une philosophie pérenne : aussi bien pourrait-on retrouver l’affirma- tion de sa centralité chez des philosophes aussi différents que Spinoza, Kant ou, à sa manière, Nietzsche. La seconde source n’est pas moins 1. Cf. Alain BADIOU, Conditions, Paris, Le Seuil, 1992. Ce quadruple « il y a » ne confère pas à la philosophie un statut pérenne, mais insiste au contraire sur la situation historique de la pensée, et sur ses coordonnées à chaque fois nouvelles. ATALA n° 8, « L'objet de la philosophie aujourd'hui», 2005 abondante, et Jeanne Hersch a pu revisiter toute l’histoire de la philo- sophie en suivant son jaillissement sporadique 2. Reste que, pour intéressante qu’elle soit, l’élucidation des conditions et des sources, sur lesquelles un relatif consensus est raisonnablement envisageable, constitue aussi un moyen commode de ne pas répondre à celle, beaucoup plus gênante, de l’objet de la philosophie. Plus gênante, et aussi plus tranchée, tant il est vrai que, la concernant, l’adage populaire semble confirmé, selon lequel il y aurait autant de conceptions de la philosophie que de philosophes, vivants ou morts. Cette singularité irréductible de la réponse philosophique à la question de son objet n’est pas pour simplifier les choses. Aussi bien convient-il a minima d’en souligner la spécificité, tant il est peu de « disciplines » où l’interrogation naïve : « Que faites-vous au juste ? » (ou : « À quoi pensez-vous ? ») provoque autant d’embarras et de certitudes mêlées, donc autant de réponses diverses et difficilement arbitrables. Pour autant, il serait erroné d’assimiler purement et simplement toute tentative de réponse à la question de l’objet de la philosophie à une vaine présomption, tant la philosophie est inséparable de cette réflexion sur soi : philosopher sur la philosophie, c’est encore, et déjà, philosopher. Ceci dit, plutôt que de me risquer moi-même à cet exer- cice périlleux, sinon présomptueux, j’aimerais ici faire retour sur la définition paradoxale qu’un éminent philosophe a donné de sa disci- pline, afin de chercher à en dissiper l’ambiguïté apparente, pour mieux en élucider le sens profond. Cette courte étude se voudrait donc une sorte de commentaire de la formule de Gilles-Gaston Granger, pour qui la philosophie est « connaissance sans objet ». Pour le lecteur peu familier de son œuvre, peut-être convient-il de donner quelques précisions. Si Granger est surtout connu comme épis- témologue comparatiste, et encore plus comme spécialiste des mathé- matiques, il faut cependant considérer son œuvre comme étant non pas d’abord une épistémologie, ni même une philosophie des sciences, mais une véritable philosophie de la raison, au sens le plus large du terme, et dans la grande tradition rationaliste. Dans une veine néo-posi- tiviste et plutôt anti-aristotélicienne, Granger cherche à unifier la raison autour de son activité théorique (il n’y a pas vraiment de rationalité pratique 3, au sens traditionnel donné à ce terme). Et c’est parce que la 130 VARIÉTÉ ET POLARISATION DES OBJETS PHILOSOPHIQUES ACTUELS 2. Cf. Jeanne HERSCH, L’Étonnement philosophique, Paris, Gallimard, 1981. 3. Granger cherche à remplacer la dimension pratique de la raison par le projet tout « théorique » d’une science de l’homme. Cf. sur ce point l’introduction et la conclusion très explicites de son livre La Théorie aristotélicienne de la science (1976). Revue ATALA, lycée Chateaubriand de Rennes rationalité théorique coïncide avec la scientificité que sa pensée s’est épanouie en une ample et ambitieuse étude comparée des différentes disciplines scientifiques (de la logique, et des mathématiques, à l’his- toire 4, en passant par les sciences humaines — à l’exception, notable, du vivant). D’inspiration partiellement kantienne, le projet épistémolo- gique de Granger n’en modifie pas moins radicalement le sens du transcendantal : il s’agit bien d’examiner les conditions de possibilités du fait de la science, mais sans prétendre fonder cette possibilité dans une subjectivité (à la manière de Kant ou de Husserl). Comme chez Kant, le projet reste celui d’une enquête sur la raison, son pouvoir propre, ses limites et ses tendances à les outrepasser. Mais l’originalité de la démarche tient au caractère pratique de la connaissance, qui n’est pas contemplation paresseuse, mais construction active et laborieuse d’un symbolisme formel. Dès lors, là où Kant se posait la question de l’homogénéité de l’objectivation scientifique à la perception naïve, Granger se pose le problème, renouvelé mais « symétrique [de] l’homo- généité structurale et fonctionnelle des langues naturelles et des “langues” scientifiques 5. » La critique de la perception devient critique de l’activité sémiotique, et toute la réflexion de Granger est structurée par ce projet d’une comparaison des symbolismes formels et naturels. De ce fait, on peut considérer son œuvre comme une critique de la raison symbolique, au sens transcendantal du terme 6. Ces quelques indications données, reste à expliciter le paradoxe d’une connaissance sans objet. Pour l’approcher, le mieux reste encore de suivre Granger dans son effort de délimitation externe, négative, de la discipline. La philosophie n’est ni une science, ni un art. Qu’est-ce à dire ? Tout est bien sûr affaire de définition. Par science, Granger entend la construction de modèles abstraits des phénomènes, repré- sentés, via des symbolismes formels, dans des structures abstraites de plus en plus éloignées du vécu, mais sur lesquelles il est possible de se livrer à des opérations rigoureusement normées. Force est dès lors de constater que tel n’est pas le but de la philosophie. La philosophie ne prétend pas expliquer des faits ; elle ne détermine pas les faits à la manière de la science, de façon régionale et spécifique (tel fait physique, tel fait chimique), en les découpant de façon à pouvoir les soumettre à une vérification. Au sens strict où Granger entend le terme d’« objet », une structure formelle abstraite du vécu au moyen d’un FAIRE SENS : ESSAI SUR LA PHILOSOPHIE SELON GILLES-GASTON GRANGER 131 4. Je me permets de renvoyer sur ce point à mon article : « Le concept d’histoire dans la philosophie de G.-G. Granger », consultable sur le site web : http://Espacestemps.net. 5. Cf. GRANGER, 1968, p. 113. 6. Je cherche à développer ce point dans un article à paraître : « Granger et la critique de la raison sémiotique », consultable sur le site web : http://formes-symboliques.org/article.php3?id_article_130. ATALA n° 8, « L'objet de la philosophie aujourd'hui», 2005 symbolisme adéquat et d’opérations parfaitement réglées, il faut sou- ligner que la philosophie n’a pas d’objet. Son champ d’application, de fait, est plus vaste et surtout plus uni que celui de la science. Car les sciences étudient des faits en morcelant l’expérience vécue selon cer- taines structures formelles : à l’issue de sa transformation par la pensée formelle, l’expérience ressemble à une mosaïque de faits, ou de classes de faits. Au contraire la philosophie s’exerce sur l’ensemble de l’expérience humaine, et vise moins à organiser des faits qu’à penser des significations. Pour analytique et architectonique qu’elle soit, la philosophie n’est donc pas connaissance scientifique 7. La philosophie n’est pas non plus l’un des beaux-arts, car l’art vise essentiellement à créer des objets concrets, dont l’existence est insé- parable d’un support sensible, quelle qu’en soit la nature. Or le projet philosophique ne consiste pas à susciter la présence de tels objets concrets, mais à utiliser le langage pour produire directement des concepts. On peut bien dire que les œuvres philosophiques parvien- nent à susciter des « expériences », mais à condition de ne jamais les résoudre à des faits, objets ou mouvements effectifs du sujet qui en est l’acteur. De fait, la philosophie n’exprime pas une expérience comme l’artiste, en la produisant ou la reproduisant, mais en cherchant à en dégager le sens. Alors que l’artiste fait apparaître des significations, et nous permet de les uploads/Philosophie/ granger-et-la-philosophie-lacour.pdf
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- Publié le Jui 14, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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