P E I T H O / E X A M I N A A N T I Q U A 1 ( 3 ) / 2 0 1 2 Entrons d’emblée da

P E I T H O / E X A M I N A A N T I Q U A 1 ( 3 ) / 2 0 1 2 Entrons d’emblée dans le vif du sujet en nous rappelant un événement peu banal dont nous avons tous été les témoins : l’élection de Barack Obama à la présidence des Etats- Unis. Comment cet homme a­ ‍‑t­ ‍‑il pu, contre toute attente, évincer tout d’abord, dans son propre parti, l’épouse d’un ancien président et séduire ensuite la majorité du peuple américain ? Quel a donc été le secret de sa réussite ? C’est une question que beaucoup se sont posée et à laquelle un journaliste français, correspondant de Libéra­ tion à Washington a apporté la réponse que voici en s’inspirant d’une étude parue dans le Washington Post : « Barack Obama excelle dans l’art du discours et place la rhétorique au cœur de la politique. Convaincu qu’il a gagné la présidence par les mots, le Washington Post s’est penché sur le phénomène, disséquant le rythme, les intonations, les scansions de ses discours, pour conclure qu’Aristote y retrouverait ses petits : èthos, logos et pathos, c’est- à­ ‍‑dire l’art de l’orateur à établir sa bonne foi, l’art de la persuasion et l’art de jouer sur les émotions du public »1. Ces trois concepts associés (λόγος, ἔθος, πάθος) résument bien, en effet, l’apport original du traité d’Aristote. Je ne sais si Barack Obama confirmerait la pertinence de ce * Je me réjouis de pouvoir offrir à la nouvelle revue Peitho cet hommage à un théoricien de la rhétorique qui compte parmi les plus prestigieux et dont le traité consacré à cette matière connaît aujourd’hui une éton­ nante actualité. Cette modeste contribution reprend une conférence que j’ai faite récemment à la Fédération L’ Art rhétorique d’Aristote, une œuvre pour notre temps ?* ANDRÉ MOTTE / Liège / 14 André Motte / Liège / diagnostic, mais, quoi qu’il en soit, il faut s’étonner qu’un philosophe, distant de nous de plus de deux millénaires, puisse être donné comme étant à l’origine d’un des évène­ ments les plus spectaculaires de notre XXIe siècle. Quelle est donc cette œuvre qui fait des miracles, aujourd’hui encore ? 1. Brève histoire de l’art rhétorique avant Aristote. Enjeux politiques et philosophiques Le titre donné au traité par les éditeurs anciens est Τέχνη ῥητορική, Art rhétorique ou Technique rhétorique si l’on préfère. Le plus souvent, nous escamotons le premier mot, mais à tort sans doute, car cette traduction simplifiée est ambiguë, le mot rhétorique pouvant signifier simplement l’aptitude à bien parler et à persuader, autrement dit l’élo­ quence. Or ce que désigne la τέχνη ῥητορική, c’est une théorie, une étude systématique des procédés de persuasion. Il est évident que l’éloquence a existé bien avant que ne soient formulées les règles de la rhétorique. Pour s’en convaincre, il n’est que d’ouvrir l’Iliade et l’Odyssée où près de la moitié des vers sont occupés par des discours directs. Souvenons­ ‍‑nous, par exemple, de l’émouvante supplication de Priam venu réclamer le corps de son fils ou de la prière qu’Ulysse, échoué sur la plage des Phéaciens, adresse à Nausicaa. Toute la littérature grecque continuera de faire un usage intensif de la parole persuasive, qu’il s’agisse de la poésie ou de la prose, songeons par exemple, aux débats dont regorgent les tragédies d’Euripide ou aux discours fictifs de Thucydide. Mais ce n’est qu’au Ve siècle que sont apparues les premières τέχναι ῥητορικαί. Or l’enjeu de cette invention va s’avérer décisif dans l’histoire politique et culturelle de la Grèce, car découvrir que le discours, pour être persuasif, ne peut pas se déployer au hasard, mais doit se plier à des règles qu’il est possible de codifier, cela signifie que l’élo­ quence peut désormais s’apprendre et se transmettre par l’enseignement. La rhétorique va devenir dès lors une pièce maîtresse dans l’éducation de la jeunesse et un formidable levier de la vie politique, tout particulièrement en démocratie. Dans ce régime, en effet, la prise de parole est le mode principal de participation à la vie politique et, comme les institutions judiciaires obéissent aux mêmes principes d’égalité des citoyens et de débat public, l’art oratoire devient un précieux auxiliaire de la justice. Et il est encore un autre lieu où la parole sera à l’honneur, ce sont les cimetières où hommage est rendu aux soldats morts au combat. Voilà donc une troisième sorte de discours que l’art rhétorique va prendre en compte. belge des professeurs de grec et de latin ; j’y ai ajouté quelques subdivisions ainsi que des notes. La confé­ rence s’inspirait elle­ ‍‑même de mon introduction à une traduction de l’Art rhétorique à paraître dans le premier volume des œuvres complètes d’Aristote que va publier la collection de la Pléiade, aux éditions Galli­ mard. — Pour montrer l’actualité de ce traité dans la philosophie d’aujourd’hui et, bien plus largement, dans les sciences humaines, je me limiterai à la sphère culturelle francophone, mais je serais très heureux si cet article incitait un ami de Peitho à prolonger ma petite enquête en l’étendant à d’autres sphères de culture. 1 Citation reprise dans le journal belge La libre Belgique du 21 janvier 2009: 4. 15 L’ Art rhétorique d’Aristote, une œuvre pour notre temps L’aptitude à discourir devant une assemblée ou devant un jury est désormais considé­ ré comme un noble mérite, la marque d’une éducation réussie, cette maîtrise condition­ nant l’influence politique qu’un bon nombre de citoyens aspirent à exercer. Ainsi voit­ ‍‑on, à Athènes, les pères de famille confier leurs grands garçons, pour de coûteuses leçons, à des personnages qui s’appellent eux­ ‍‑mêmes sophistes, — « des experts », dirions­ ‍‑nous aujourd’hui. Conscients des transformations sociales en cours, ces penseurs lucides et habiles pédagogues viennent séjourner dans la cité athénienne et y exercent le métier de professeur d’éloquence, un savoir dont ils vantent l’incomparable efficacité dans les relations politiques et sociales. Mais leur enseignement est aussi porteur d’une nouvelle conception de l’homme, d’un nouvel humanisme. L’homme est la mesure de toutes choses, proclame le sophiste Protagoras et l’âge d’or n’est pas derrière, mais devant lui. La nature, en effet, a créé l’homme nu et c’est l’invention des τέχναι, des arts issus de la découverte du feu, qui lui ont permis de survivre et d’améliorer ses conditions d’existence. Or l’art oratoire, fer de lance de la πολιτικὴ τέχνη, de l’art politique, est propre à accroître la maîtrise que l’homme peut avoir de sa destinée. Il est ce qui lui confère l’ἀρετή, l’excellence humaine. La parole n’est­ ‍‑elle pas le propre de l’homme et l’aptitude à persuader ne vaut­ ‍‑elle pas mieux que la force brutale dont usent les animaux2 ? Dans cette époque de remise en cause radicale de certaines conceptions tradition­ nelles, la rhétorique va devenir l’épicentre d’un débat philosophique dont les principaux acteurs s’appellent Protagoras et Gorgias, d’une part, et ceux qui leur résistent, d’autre part, Socrate puis Platon et Isocrate. Pour bien comprendre ce qui va faire l’originalité de la conception aristotélicienne de la rhétorique, il est indispensable d’esquisser briève­ ment ce passionnant débat. Peu d’écrits des sophistes sont parvenus jusqu’à nous et ils ne nous sont guère connus que par leurs adversaires. Mais personne ne doute que leur apport à la τέχνη ῥητορική ait été important. A Protagoras, on prête notamment des recherches sur les éléments grammaticaux du langage et on lui attribue aussi la création d’un genre d’exercice appelé Δισσοὶ λόγοι, « Discours doubles », qui apprennent à plaider le pour et le contre. Cette invention suggère que la préoccupation du sophiste n’était pas ici d’articuler son discours à un savoir vrai, mais bien de réussir à persuader. Il professait du reste une conception relativiste de la vérité, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir de fortes convictions et de les défendre âprement. Savoir ce que les choses sont en soi, c’était à ses yeux l’ambition illu­ soire des philosophes de la nature. Mais savoir ce que les choses sont pour les hommes et être capable de faire triompher ses opinions, voilà ce qui importe. Contemporain de Protagoras, Gorgias se montre plus radical encore, en tout cas plus provocateur. Son ambition avouée pour la rhétorique, cette « ouvrière de persuasion » comme il l’appelle, c’est de procurer à l’homme le plus grand des biens : « la liberté pour lui­ ‍‑même et, dans sa cité, le pouvoir sur autrui », qu’il s’agisse de persuader les juges au tribunal, le peuple à l’assemblée ou encore, dans les relations privées, son médecin, son 2 Toutes ces idées sont prêtées au sophiste par Platon dans son Protagoras. 16 André Motte / Liège / pédotribe, son financier3. On peut dire de la rhétorique qu’elle est toute­ ‍‑puissante car, quand il s’agit de persuader, l’orateur qualifié l’emporte sur n’importe quel spécialiste. Gorgias avait un frère médecin et se vantait d’être bien plus efficace que lui quand il s’agis­ sait de convaincre un patient de prendre telle médication. Ce sophiste, d’autre part, est sans doute le premier à avoir prêté uploads/Philosophie/ motte.pdf

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