1 Entretiens/Phénoménologie/Philosophie Entretien avec Natalie Depraz | Autour
1 Entretiens/Phénoménologie/Philosophie Entretien avec Natalie Depraz | Autour de la cardiophénoménologie Publié le 9 octobre 2017 par Jean-Daniel Thumser Poster un commentaire Natalie Depraz est professeure de philosophie à Université à Rouen et membre universitaire des Archives Husserl de Paris, à l’ENS. Elle est l’auteure d’une pléiade d’ouvrages relatifs à la phénoménologie et traductrice de plusieurs tomes des Husserliana. Dans le cadre de l’ANR Emphiline-EMCO, elle oriente ses recherches actuelles sur la problématique de l’interaction entre émotions et cognition. Ce faisant, elle collabore avec différents chercheurs en philosophie et en psychiatrie dans une optique transdisciplinaire afin de décrire au mieux de quelle façon la phénoménologie et les sciences cognitives sont en mesure de répondre à l’impératif d’une science holistique de la subjectivité. En proposant avec Thomas Desmidt une cardiophénoménologie, elle esquisse une nouvelle façon de concevoir à la fois la phénoménologie, le dessein neurophénoménologique de Francisco Varela et le projet plus ample d’une naturalisation de la phénoménologie. Son hypothèse : « la considération du système-cœur apporte une suture expérientielle entre science cognitive et données phénoménologiques, avec laquelle […] il serait possible de refermer le fossé explicatif (explanatory gap) dont on a déploré la persistance entre elles[1] ». Cet entretien nous permettra de saisir les enjeux les plus cruciaux de cette forme originale de phénoménologie scientifique. Chère Natalie, j’aimerais tout d’abord souligner la singularité de votre œuvre. Très tôt vous avez consacré votre travail à l’étude de l’intersubjectivité, de la chair et de la psychologie, notamment dans votre thèse de doctorat publiée en 1995 sous le titre Transcendance et incarnation. Vous avez en ce sens introduit en France une nouvelle façon de lire le corpus husserlien à partir de textes qui n’étaient pas traduits et qu’une certaine exégèse ne prenait que rarement en compte. La ligne directrice de votre premier ouvrage, rappelons-le, était de signaler que la phénoménologie, loin de se limiter au solipsisme de la réduction transcendantale, pouvait être désignée comme une altérologie. Autrement dit, vous êtes l’une des premières à avoir démontré que l’égologie développée par Husserl concerne non seulement l’ego comme proto-stance (Urstand) ou pôle-Je, mais aussi sa vie sous une forme plus large, c’est-à-dire dans l’optique de la vie psychologique et intersubjective. Aussi, vous avez travaillé avec Francisco Varela, le père de la neurophénoménologie. Si je vous dis tout cela, c’est parce qu’il me semble qu’il y avait déjà dans vos premiers travaux les germes d’une nouvelle interprétation de la phénoménologie. Je pense en particulier à ce passage de Transcendance et incarnation dans lequel vous dîtes que la voie cartésienne de la réduction est aussi radicale que stérile et qu’il faudrait certainement davantage nous tourner vers la voie de la psychologie[2]. Comment décrieriez-vous ces premiers pas vers une approche ou une pratique phénoménologique somme toute étrangère à une tradition qui accorde une primauté absolue à la voie cartésienne ? 2 Natalie Depraz : Je pense que rétrospectivement on peut effectivement retracer un lien, faire une généalogie. Disons que si c’est précurseur, on pense à une téléologie, on prédétermine l’avenir par l’avant. Ce serait un schéma de reconstruction de l’histoire. Mais il est vrai que la voie de la psychologie a très tôt été pour moi une intuition, car elle a trop souvent été minorée face à la voie cartésienne et la voie de la Lebenswelt que l’on opposait alors l’une à l’autre, avec d’un côté un Husserl trop solipsiste, trop transcendantal, et de l’autre un monde de la vie dans lequel le sujet est directement incarné dans une communauté. Ce qui m’a intéressé dans ma thèse, c’était de découvrir cette voie oubliée à travers le cours de 1923-24 Philosophie Première, dans lequel Husserl construit la théorie de la réduction phénoménologique. En réalité, il met en scène la voie cartésienne et la voie de la psychologie. C’est un cours très important, car on y trouve la dimension la plus descriptive et systématique de la phénoménologie au sujet de la psychologie. Il faut aussi se rendre compte que c’est un texte intermédiaire entre le premier volume des Idées directrices et la Krisis. Dans les années 1920, Husserl propose une systématisation, ce qui est assez rare dans son œuvre, parce qu’on a le plus souvent affaire à des manuscrits épars. C’est une systématisation aussi construite que les Idées directrices et qui se situe au même moment que les textes sur la synthèse passive (1918- 1926), lesquels sont à l’origine du tournant génétique de la phénoménologie. Pour moi, il y avait dans Philosophie Première une configuration très importante, parce que ça mettait en relation cette voie de la psychologie et la phénoménologie génétique. On reste alors sur le terrain de l’individuel, contrairement aux textes de la Krisis qui traitent de la vie en communauté. On reste notamment sur le terrain individuel du sujet, comme la voie cartésienne, et en même temps, ce sujet on le pense depuis les vécus psychiques, plus uniquement à partir de l’ego. Il est vrai que le texte Philosophie Première met en avant la dimension vivante du sujet : sa vie, son histoire, sa vocation, etc. Oui, c’est la lecture que l’on fait le plus souvent de ce texte, c’est-à-dire qu’on met généralement l’accent exclusivement sur la dimension éthique liée à la responsabilité, liée à la vocation, à l’appel. On a affaire, au début de ce texte, à ce qui s’annonce comme un cours sur la responsabilité du sujet. Alors qu’il ne s’agit en réalité absolument pas de cela. Il s’agit de la réduction, mais d’une réduction qui est différente de la voie cartésienne. Cette dernière étant conçue sur le modèle exposé dans les Idées directrices, c’est-à-dire comme une réduction de type solipsiste, doit faire place à la voie de la psychologie qui fait droit à la situation du sujet. C’est une réduction qui prend en considération l’inscription du sujet à partir de ses vécus psychiques et non à partir du monde, de la communauté et de l’histoire. C’est un autre type de monde qui est en jeu avec la psychologie, c’est le monde des vécus dans la situation individuelle du sujet. Voilà ce qui m’intéressait le plus dans ce texte, parce que je me suis rendu compte qu’il y avait là une voie qui nous permettait d’entrer dans le concret de l’expérience du sujet sans forcément, d’emblée, basculer du côté de l’intersubjectivité, de l’histoire, de la communauté, ce qui est évidemment une forme d’incarnation. On peut, grâce à cette autre voie, être au plus près de ce qui se passe pour le sujet en son for intérieur et on n’a pas affaire à une dimension simplement empirique, introspective. On a là une structure, quelque chose qui respecte la consigne que donnait Husserl, lorsqu’il proposait la réduction et qui se situe sur le terrain de ce qui est formellement nommé le transcendantal. Cette voie permet aussi d’éviter l’opposition entre ce qui est de l’ordre du transcendantal, le structurel, et ce qui est de l’ordre du psychologisme. La voie de la psychologie respecte l’esthétique transcendantale de Husserl. La seule différence, c’est qu’il l’applique au domaine de la 3 vie du sujet. Ça permet de respecter cette dimension de la vie structurée des vécus internes et de les penser dans leur genèse. C’est ce que fait par ailleurs tout le travail sur la synthèse passive. Or, dans le cours de Philosophie Première il y a l’exposé de ces structures de la vie du sujet, ces structures de dédoublement du sujet, par exemple, les scission-du-moi à travers les vécus passés et le vécu présent, les vécus imaginés et les vécus actuels effectifs, etc. On a toute la structuration du vécu dans sa stratification à travers les scissions et on a aussi toute la dimension de genèse de la vie subjective, l’émergence des vécus à la conscience. Ce cours, pour répondre à votre question initiale, était précurseur de ce que j’appelle aujourd’hui une phénoménologie expérientielle qui permet de décrire la finesse de la vie subjective. J’avais dans ce cours une sorte de laboratoire proprement husserlien, c’est-à-dire entièrement indépendant des travaux scientifiques de son temps, et une vraie élaboration philosophique de cette suture et de cette dynamique des vécus. Cette dimension, par contre, je n’ai pas l’impression de la retrouver dans les travaux de Francisco Varela avec lequel vous avez travaillé. Comment en êtes-vous arrivée à travailler avec ce neuroscientifique et comment avez-vous conjugué ces différents aspects dans le cadre de recherches phénoménologiques et scientifiques, autrement dit dans l’optique d’une naturalisation de la phénoménologie ? Pierre Vermersch Il faut savoir que nous avons travaillé à trois, avec Pierre Vermersch et Franscisco Varela. Le premier est psychologue, le second est neuroscientifique. Nous nous sommes rencontrés avec Varela vers 1995 et nous avons immédiatement commencé à travailler ensemble. C’était d’ailleurs grâce à Pierre Vermersch que nous nous sommes rencontrés, alors qu’il nous proposait de participer à un séminaire qui portait sur les relations entre phénoménologie et psychologie. De son côté, Francisco Varela s’est très vite emparé des questions qui nous animaient alors, avec des publications au sujet de la neurophénoménologie. J’étais alors aux avants uploads/Philosophie/ entretiens-nathalie-depraz 1 .pdf
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- Publié le Fev 05, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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