Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de

Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de l’art – « Art et histoire » (Daniel Payot) – octobre-novembre 2020 Page 1 sur 5 Envoi n° 2/10 [mercredi 21 octobre 2020] Schiller 1/2 Friedrich Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (1795), traduction Robert Leroux, Aubier, 1943, 1992. Sixième lettre : §1 « (…) si nous considérons avec quelque attention le caractère de notre temps, nous ne pouvons qu’être étonnés par le contraste que l’on observe entre la forme actuelle de l’humanité et celle des hommes de l’antiquité, notamment des Grecs. Il est un renom de culture et d’affinement dont nous nous targuons légitimement, en nous comparant à toute humanité qui n’est que nature ; nous ne saurions nous en prévaloir à l’égard de la nature grecque qui s’alliait à toutes les séductions de l’art et à toute la dignité de la sagesse, sans être cependant, comme la nôtre, leur victime. Les Grecs ne nous remplissent pas seulement de confusion par une simplicité qui est étrangère à notre époque ; ils sont aussi nos rivaux, souvent même nos modèles par les avantages dont la possession a coutume de nous consoler du caractère contre nature de nos mœurs. Nous les voyons comblés à la fois de richesse sensible et de forme, doués d’esprit philosophique autant que de force plastique, délicats et en même temps énergiques, réunissant dans une humanité splendide la jeunesse de l’imagination et la virilité de la Raison. §2 Au temps où se produisit ce magnifique éveil des facultés de l’âme, les sens et l’esprit n’avaient pas encore de territoires strictement séparés ; aucune scission ne les avait encore excités à délimiter, dans un esprit d’hostilité, leurs domaines réciproques et à établir entre eux des frontières. La poésie n’avait pas encore été en coquetterie avec le bel esprit et la spéculation ne s’était pas déshonorée par des subtilités. Toutes deux pouvaient à la rigueur échanger leurs activités, parce que chacune, à sa manière il est vrai, honorait la vérité. Aussi haut que la Raison s’élevât, elle entraînait cependant toujours avec amour la matière avec elle, et aussi fines et pénétrantes que fussent ses analyses, elle ne mutilait pourtant jamais. Elle décomposait certes la nature humaine, elle la résolvait en parties qu’elle sublimait et incarnait dans les divinités de son Panthéon magnifique ; mais elle procédait ainsi sans déchiqueter ; elle l’insérait de diverses manières dans l’individualité des différents dieux, sans que l’humanité tout entière manquât en aucun d’eux. Comme il en va tout autrement chez nous autres modernes ! chez nous aussi l’image de l’espèce se réfracte, agrandie, entre les individus ; mais elle est fragmentée, non insérée de multiples façons en eux ; en sorte que pour recomposer la totalité de l’espèce, il faut aller d’un individu à un autre et s’enquérir à la ronde. On est presque tenté d’affirmer que chez nous les facultés de l’âme se manifestent dans l’expérience aussi divisées qu’elles sont séparées dans la représentation du psychologue ; et nous voyons non seulement des individus mais encore des classes entières d’hommes ne déployer qu’une partie de leurs dispositions, tandis que leurs autres virtualités sont, comme dans des plantes rabougries, à peine indiquées par de faibles traces. §3 Je ne méconnais pas les avantages que l’humanité d’aujourd’hui, considérée dans son unité et pesée sur la balance de l’entendement, peut avoir par rapport à la génération la meilleure du monde ancien. Mais c’est alors en formations serrées qu’il faut qu’elle entreprenne de concourir et de se mesurer avec celle-ci ; totalité contre totalité. Quel est le moderne qui est prêt à s’avancer, homme contre homme, pour disputer à un Athénien isolé la palme de l’humanité ? §4 D’où vient que les individus se trouvent ainsi désavantagés alors que l’espèce a l’avantage ? pourquoi tout Grec était-il le représentant qualifié de son époque et pourquoi tout moderne n’a- t-il pas le droit de se risquer dans ce rôle ? Parce que le premier recevait sa forme de la nature qui réunit tout, tandis que le second tient la sienne de l’entendement qui dissocie tout. §5 Ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que d’un côté une séparation plus stricte des sciences, et de l’autre une division plus rigoureuse des classes sociales et des tâches furent rendues nécessaires, la première par l’expérience accrue et la pensée devenue plus précise, la seconde par le mécanisme plus compliqué des États, le faisceau intérieur de la nature humaine se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses forces. L’entendement intuitif et l’entendement spéculatif se confinèrent hostilement dans leurs domaines respectifs, dont ils se mirent à surveiller les frontières avec méfiance et jalousie ; en Université Joseph Ki-Zerbo Ouagadougou – Master de philosophie – Philosophie de l’art – « Art et histoire » (Daniel Payot) – octobre-novembre 2020 Page 2 sur 5 limitant son activité à une certaine sphère, on s’est donné un maître intérieur qui assez souvent finit par étouffer les autres virtualités. Tandis que sur un point l’imagination luxuriante dévaste les plantations laborieusement cultivées par l’entendement, sur un autre la faculté d’abstraction dévore le feu auquel le cœur aurait dû se réchauffer et la fantaisie s’allumer. (…) §6 J’ai été amené à dévoiler quelle est la funeste orientation du caractère de notre époque et quelles causes l’expliquent, mais non pas à montrer par quels avantages la nature en a compensé les inconvénients. Je consens volontiers à reconnaître que s’il est impossible que les individus se trouvent bien de ce morcellement de leur être, l’espèce n’aurait pourtant pas réussi à faire de progrès en s’engageant dans une autre voie. L’apparition de l’humanité grecque fut incontestablement un maximum qui ne pouvait ni persister au même degré ni être dépassé. Il ne pouvait pas persister car la somme des connaissances déjà acquises devait immanquablement contraindre l’entendement à se détacher du sentiment et de l’intuition sensible et à tendre vers une connaissance distincte. Il ne pouvait pas non plus être dépassé car un certain degré de clarté seulement se concilie avec une certaine abondance et une certaine chaleur. Les Grecs avaient atteint ce degré et s’ils voulaient progresser en s’élevant à une culture supérieure, ils devaient comme nous renoncer à la totalité de leur être et chercher la vérité en se dispersant dans des voies séparées. §7 Pour développer les multiples virtualités de l’homme, il n’y avait pas d’autre moyen que de les opposer les unes aux autres. (…) §8 Aussi considérable donc que soit pour l’ensemble de l’humanité le bénéfice qui résulte de cette culture parcellaire des facultés humaines, on ne peut pas nier que les individus qui y sont voués ne souffrent comme d’une malédiction de cette finalité de l’univers. Des exercices gymnastiques forment sans doute des corps d’athlètes, mais seul le jeu libre et harmonieux des membres développe la beauté. On peut de même par une tension exclusive de l’une ou de l’autre des facultés intellectuelles engendrer des hommes exceptionnels, mais on n’enfantera une humanité heureuse et parfaite qu’en les soumettant toutes à une température égale. Et dans quel rapport serions-nous donc à l’égard des générations passées et futures si l’éducation de la nature humaine rendait nécessaire un pareil sacrifice ? Nous aurions été les domestiques de l’humanité, nous aurions pendant quelques millénaires accompli pour elle des travaux serviles et gravé dans notre nature mutilée les traces honteuses de cet esclavage afin que les générations plus tardives pussent dans une oisiveté bienheureuse veiller à leur santé morale et développer la libre stature de leur humanité ! §9 Mais l’homme peut-il avoir pour destination de faire abstraction de lui-même en considération d’une fin quelconque ? La nature pourrait-elle pour atteindre ses fins nous ravir une perfection que la raison nous prescrit au nom de sa propre finalité ? Il doit donc être faux de prétendre que le développement exclusif de l’une ou de l’autre des forces rend nécessaire le sacrifice de leur totalité ; ou bien si la loi de notre nature tend si vivement à ce sacrifice, il doit être en notre pouvoir de rétablir dans notre nature la totalité que l’artifice de la civilisation a détruite, de la restaurer par un art supérieur. » 1) Quelle est selon vous l’idée principale de cet extrait ? 2) Quels concepts vous semblent les plus importants dans la construction de ce sens général ? Commentaire indicatif. Friedrich Schiller (1759-1805) est un poète, dramaturge et théoricien de l’esthétique. Il est considéré, avec Goethe, avec qui il était ami, comme l’une des grandes figures de la culture classique allemande. Mieux reconnu comme écrivain que comme philosophe, il est pourtant l’auteur d’essais importants sur des questions esthétiques et sociales, en particulier, en 1795 : Sur la poésie naïve et sentimentale ; Sur l’éducation esthétique de l’homme ; Sur les limites du beau ; Sur le danger des mœurs esthétiques et Sur l'utilité morale des mœurs esthétiques ; en 1797 : Sur la poésie épique et dramatique (écrit avec Goethe) ; en 1798 : Du uploads/Philosophie/ envoi-2.pdf

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