L'humanisme intégral selon le Pape François Paul Valadier1 Introduction Invoque

L'humanisme intégral selon le Pape François Paul Valadier1 Introduction Invoquer l'humanisme, donc en appeler à une philosophie qui prenne la défense de l'humanité de l'homme, n'est pas une tâche aisée. On se souvient des objections de Heidegger qui prétendait que "l'humanisme ne situe pas assez haut l'humanitas de l'homme"2, puisque, selon lui, on le pensait dans l'Oubli de l'Etre, donc dans les perspectives de la métaphysique traditionnelle. Tout à l'inverse, l'objection dominante actuelle vient plutôt des horizons de l'écologie et de la défense de l'environnement ; une trop unilatérale insistance sur l'exception humaine, donc sur la spécificité et l'originalité de l'espèce par rapport au cosmos et aux autres espèces animales, serait à l'origine de la dévastation de la planète et d'un saccage des ressources naturelles au profit d'une domination inconsidérée de l'homme, aboutissant en réalité à sa propre destruction. Aussi défendre l'humanisme se révèle- t-il une tâche particulièrement difficile si l'on tient compte aussi d'une objection après tout pas si différente de la précédente, mais venant d'un autre horizon ; c'est celle qui annonçait la mort de l'homme, cette abstraction passagère et transitoire, qui doit s'effacer devant les structures informelles qui, seules, permettraient de rendre compte de la réalité de manière non unilatérale. Dans la ligne écologiste, on dira que nous payons aujourd'hui les prétentions excessives de l'humanisme, tandis que dans la ligne des pensées de la mort de l'homme (Michel Foucault ou Claude Lévi- Strauss), on tiendra que ces prétentions trouvent leur source dans une pensée aveugle sur le fait que, au total, l'humanité ignore sa précarité, sa relativité, son insignifiance. Alors peut-on encore défendre l'humanité de l'homme, sans l'exalter comme dans un cas, mais non plus sans la sous-estimer comme dans l'autre ? On s'arrêtera ici sur l'enseignement du pape François qui, en fidélité d'ailleurs aux options fondamentales du catholicisme, ne renonce nullement à honorer l'espèce humaine, mais ne s'aveugle pas pour autant sur les conséquences néfastes d'une surévaluation de sa place dans l'ensemble du cosmos. Pour cela, on privilégiera la Lettre Encyclique Laudato si', du 24 mai 2015 ; ce texte avance un programme de défense de ce qu'on peut appeler un "humanisme intégral", avec le sous-titre 1 Professeur émérite aus Facultés Jésuites de Paris - Centre Sèvres, Paris. E-mail : 2 Martin Heidegger, Lettre sur l'humanisme. Aubier-Montaigne, 1964, en date de 1946, p. 71, qui reprend des objections déjà présentes dans Sein und Zeit de 1927. hautement significatif, "sur la sauvegarde de la maison commune". Que signifie cette expression, d'ailleurs ancienne puisqu'elle fut le titre du remarquable ouvrage de Jacques Maritain dans les années 1930 3, mais à laquelle le pape donne une interprétation originale ? On tentera d'honorer l'approche papale en nous arrêtant tour à tour sur l'idée qu'il s'agit d'un regard inquiet (1ère partie), d'un regard d'espérance (2ème partie) et enfin d'un regard universel (3ème partie). Il va de soi que cette lecture est personnelle et ne prétend nullement à l'exclusivité : d'autres interprétations pourraient être faite d'un texte très riche et très (trop ?) long. 1 Un regard inquiet Nullement intemporelle, l'intervention, longuement mûrie, fruit de larges consultations d'experts de toutes sortes, prend à bras le corps les défis actuels de l'humanité. Le pape jette un cri d'alarme dans une situation mondiale qui suscite de très profondes inquiétudes, sur l'état de la planète, sur les dérèglements climatiques à l'origine de nombre de catastrophes coûteuses en vies humaines, sur les inégalités économiques et sociales qui découlent soit de catastrophes naturelles (sècheresses, inondations), soit d'impuissances politiques (corruptions, oppressions, laxismes divers), bref sur une situation globale qui impose une mobilisation que le pape estime devoir entreprendre . Par là François se tient à grande distance des 'climato- sceptiques' et de tous ceux pour qui les changements climatiques seraient pure propagande. Le contexte de cette lettre est donc celui de l'inquiétude, comme d'ailleurs l'indique clairement le titre : il s'agit de la sauvegarde de la maison commune ; s'il faut la sauvegarder, c'est qu'il y a menace, et s'il s'agit de la maison commune, notre planète, cela signifie que cette situation ne concerne pas seulement certains peuples, certaines régions, certains régimes politiques, mais l'ensemble de l'humanité. Cela signifie aussi qu'il faut alerter avec force, car les prises de conscience ne suivent pas et l'inconscience ou la torpeur dominent les esprits (§ 105), aussi bien chez les responsables que chez les peuples eux-mêmes. Pas d'humanisme sans vigoureux appel à ce que l'homme ne se perde pas ou ne se laisse pas distraire de menaces souvent cachées, mais très réelles. Il faut donc sauver l'homme de lui-même, de ses silences, de ses aveuglements, de sa torpeur (§ 79), le sauver c'est-à-dire l'éveiller à sa situation 3 Le souci de Maritain était plus politique, comme le montre le titre : Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d'une nouvelle chrétienté. in Œuvres complètes, t. VI, 1935-1938. Ed. Universitaires de Fribourg. 1984. Pas question de chrétienté pour le pape. périlleuse, car c'est de sa vie et de sa survie dont il s'agit. Mais le sauver, c'est aussi le sauver contre les interprétations redoutables qu'on a évoquées plus haut. Le sauver de ceux qui semblaient se réjouir de la mort de l'homme, car l'enjeu actuel n'est nullement de type intellectuel ou abstrait, puisqu'il s'agit très concrètement et de manière urgente de notre avenir commun immédiat. Celui-ci doit détourner des complaisances sur une prétendue mort de l'homme, car sous la menace actuelle, il s'agit de savoir si oui ou non nous acceptons notre disparition. Cette mort n'est pas une conclusion intellectuelle ou abstraite, un jeu de l'esprit, elle est le fruit de notre propre démission ou de notre aveuglement. Mais il faut tout autant s'opposer au fatalisme de ceux qui estiment que l'homme moderne ne peut que connaître déclin, décadence, et finalement aussi disparition. Par là, et sans le dire explicitement, le pape s'oppose aux théories d'un déterminisme de la décadence, comme les prémisses intellectuelles en ont été posées par Heidegger entre bien d'autres : oublieuse de l'Etre, la modernité ne pourrait que rester prisonnière d'une domination technique des 'étants', et donc se dégrader dans l'insignifiance ou la barbarie. Hannah Arendt, en excellente disciple au moins sur ce point, a analysé dans The Human Condition (1958), non seulement la fin du règne de la contemplation, mais l'asservissement progressif de l'homme à ce qu'elle appelle l'animal laborans, c'est-à-dire à la consommation sans horizon, à l'entretien laborieux de la seule vie biologique. Sans doute déplorait-elle un tel destin de l'humanité, mais elle n'offrait guère d'issue à cette tragédie. Elle théorisait son effondrement en "bête de somme". Or, sauver l'homme, c'est aussi le sauver de ces théories qui le rabaissent et l'asservissent sous prétexte d'honorer son humanitas, comme le croit à tort Heidegger, Mais le pape n'ignore pas que ces théories peuvent s'appuyer, pour les contredire, sur des idéologies qui ont aussi dominé le monde moderne, et qui l'ont façonné dans ses structures essentielles. Les thèses sur la décadence sont le pendant de celles qui exaltaient une sorte de prométhéisme, qui persuadaient que, par les techniques et les sciences, un progrès assuré déboucherait sur un monde de prospérité, de paix et d'entente entre les peuples. Ces théories ont laissé croire qu'il n'y avait aucune limite à la liberté humaine et à son emprise sur la nature, donc que les hommes pouvaient impunément dominer la nature et l'exploiter comme on le ferait d'un capital inépuisable (§ 6 et 106). Ce refus des limites a conduit à la démesure, tant redoutée par l'antique sagesse des Grecs anciens ; elle a abouti à l'idée que tout est matière exploitable, objet utilisable, donc relatif, sans valeur propre. Et ici le pape ne manque pas de s'en prendre aussi à l'utilitarisme dominant en beaucoup d'esprits, et qui constitue "le paradigme technocratique dominant" (§ 107). Non seulement un tel utilitarisme dévalorise les objets, mais il en vient logiquement à considérer certains êtres humains comme des déchets, des rebuts, des êtres inutiles et donc sans valeur. On assiste alors non seulement à une dégradation de la nature, mais à une dégradation des hommes eux-mêmes, ou de ceux vieillards, handicapés, pauvres, marginaux… comme sans valeur, ou n'ayant qu'une valeur négligeable4. Un tel anthropocentrisme moderne (§ 115) se retourne en mépris du réel, qu'il soit naturel ou humain. Le beau projet du progrès indéfini qui a tellement imprégné les mentalités pendant des siècles, se retourne en son contraire. La dénonciation est radicale, et elle ne peut pas être minimisée : la critique théorique est habitée par une réelle inquiétude concernant l'avenir des humains. On notera d'ailleurs qu'à la différence de Jean-Paul II, le pape François ne conclut pas que de ce prométhéisme découlent presque inévitablement des régimes totalitaires5, ou que la domination sur la nature porterait en germe la domination politique (Goulags ou camps de concentration). Il ne suit donc pas non plus les conclusions des sociologues de la première Ecole de Francfort, Horkheimer ou Adorno, qui dénonçaient dans le règne des "Lumières" (Aufklärung) les signes avant- coureurs des feux de la barbarie totalitaire6… En un uploads/Philosophie/ 2-l-x27-humanisme-integral-selon-le-pape-francois-paul-valdier.pdf

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