CORPUS GUILHERME CASTELO BRANCO La présence de Descartes et de Kant dans l’œuvr
CORPUS GUILHERME CASTELO BRANCO La présence de Descartes et de Kant dans l’œuvre de Foucault Tout au long de son œuvre, Foucault se réfère constamment à Descartes et Kant, depuis sa thèse de doctorat, Histoire de la folie à l’âge classique, de 1961, jusqu’aux derniers travaux réunis dans les Dits et écrits. Bien plus, comme tout grand philosophe formé à la tradition continentale, il se confronte à l’histoire de la philosophie et de ses nombreux personnages, depuis la Grèce classique jusqu’au monde contemporain, faisant de son travail un exemple de recherche sérieuse, mise au service d’une créativité remarquable et de questionnements novateurs. On remarque, surtout dans des articles et entretiens de maturité, que Foucault oppose l’un à l’autre Descartes et Kant, ce qu’il justifie historiquement et philosophiquement, comme le montre le tout dernier texte auquel il a donné l’autorisation de publication, « La vie : l’expérience et la science » (Dits et écrits, n° 361). Un autre écrit célèbre, intitulé « Le sujet et le pouvoir », de 1982, est également important : on y lit que Descartes pense le moi sous la forme d’un sujet unique, universel et anhistorique. Le cogito cartésien n’est pas décrit par sa situation dans laquelle il se trouve, ni par ce qui l’environne, ni non plus par son enracinement historique ; il est seulement la condition de connaissance et de représentation. Kant, au contraire, déclenche des problématisations d’un ordre tout autre : « la question que pose Kant est différente : qui sommes-nous, à ce moment précis de l’histoire ? Cette question, c’est à la fois nous et notre situation présente qu’elle analyse. » (« Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, n° 306, vol. IV, p. 231-232) | 29 GUILHERME CASTELO BRANCO Kant est une référence pour Foucault en ce qui concerne l’autonomie, avec des répercussions sur le traitement de la liberté (donc, aussi de la lutte contre la domination et la dépendance), du dire- vrai et de la création de soi-même, comme le donnent à voir les deux versions de « Qu’est-ce que les Lumières ? », reprises également dans les Dits et écrits. Sur ces thèmes, elles sont même des sources de référence obligatoires, au même titre que la première leçon du Gouvernement de soi et des autres. À d’autres moments, Foucault esquisse une histoire des différents moments où il a été possible d’établir des relations philosophiques et spirituelles des sujets avec eux-mêmes, dans la perspective d’une auto-élaboration avec des effets éthico-politiques. Ainsi dans L’Herméneutique du sujet, l’un des cours dans lequel ce thème est traité, Foucault affirme que le souci de soi né en Grèce subit de si grands changements avec le christianisme, puis la théologie, qu’il devient presque inexistant pendant plusieurs siècles. Cependant, l’impossibilité avérée du souci de soi ne se produit réellement qu’avec ce qu’il appelle le « moment cartésien », période qui, comme l’explique la leçon du 6 janvier 1982, n’est pas seulement liée à Descartes, mais recouvre de fait l’ensemble de la pensée classique, en tant qu’elle réduit le sujet à un sujet de connaissance. En contrepartie, le XIXe siècle restaure les liens entre la philosophie et la spiritualité, rompant avec le « moment cartésien » et entamant une nouvelle époque qui se prolonge jusqu’à la philosophie contemporaine. Comme le propose Foucault, « on peut penser, je crois, toute l’histoire de la philosophie du XIXe siècle comme une espèce de pression par laquelle on a essayé de repenser les structures de la spiritualité à l’intérieur d’une philosophie que, depuis le cartésianisme, en tout cas la philosophie du XVIIe siècle, on essayait de dégager de ces mêmes structures. D’où l’hostilité, profonde d’ailleurs, de tous les philosophes de type “classique » – Descartes, Leibniz, etc., tous ceux qui se réclament de cette tradition-là – par rapport à cette philosophie du XIXe siècle, qui est bien en effet une philosophie qui pose, implicitement au moins, la très vieille question de la spiritualité, et qui retrouve sans le dire le souci du souci de soi. » (L’Herméneutique du sujet, p. 30). Il faut remonter au moins aux Mots et les choses, le livre de 1966 dans lequel Foucault décrit en détail la transformation des structures de la pensée entre l’âge classique et la modernité, pour constater combien Descartes et Kant, chacun dans son époque respective, se trouvent à l’horizon des préoccupations foucaldiennes. Notre hypothèse est que Kant (malgré les critiques que Foucault lui adresse) contribue à changer le rôle du « sujet inconditionnel » du rationalisme, en faisant place dans sa philosophie critique à la finitude, et du même coup en faisant apparaître la figure moderne de l’homme. Celle-ci, à son tour, fournit les conditions de possibilité pour l’auto-élaboration des sujets, par les techniques de soi, à partir du XIXe 30 | CORPUS siècle, avec des répercussions qui se prolongent jusqu’à aujourd’hui. À partir de 1978, avec l’Introduction de Foucault à la traduction du Normal et le pathologique de Canguilhem aux États-Unis, Kant est mis au centre de la scène théorique dès qu’il est question de la tâche d’auto-élaboration du sujet et des rapports des individus avec eux-mêmes et avec le monde social. Lorsqu’en 1982, dans « Le sujet et le pouvoir », Foucault revient au texte publié par Kant dans un journal de 1794, sous le titre « Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ? », il rend hommage à l’approche kantienne : « pour la première fois, un philosophe propose comme tâche philosophique d’analyser non seulement le système ou les fondements métaphysiques du savoir scientifique, mais un événement historique – un événement récent, d’actualité. » (« Le sujet et le pouvoir », p. 231) Selon cette lecture, Kant est un penseur inaugural, car il met au centre des réflexions philosophiques l’histoire du présent, avec ses vicissitudes autant qu’avec les grandes difficultés qu’implique faire le diagnostic de l’actualité. Simultanément, cette interrogation entraîne la question de savoir qui nous sommes, en tant qu’individus appartenant à une époque : c’est dès lors un travail de contextualisation de nous-mêmes par nous-mêmes qu’il devient nécessaire de mener, dans le but de saisir notre appartenance à notre moment historique, et de découvrir à quel devenir nous sommes liées. Qui sommes-nous, en tant qu’individus transportés par un temps qui nous enveloppe et marque notre façon d’être historiques ? Concurrement, qui sommes-nous, en tant qu’êtres pensants qui participons à cette étape de l’histoire et la transformons ? Comment, par la voie des « lumières », percevons-nous notre immersion dans le moment historique et les défis auxquels nous sommes confrontés ? En inaugurant l’âge de la Critique, Kant procure des outils avec lesquels la raison cherche à mettre des limites aux excès de la rationalisation politique inaugurée par le XVIIIe siècle. Comme l’explique « Le sujet et le pouvoir », « depuis Kant, le rôle de la philosophie est d’empêcher la raison d’excéder les limites de ce qui est donné dans l’expérience ; mais depuis cette époque aussi – c’est-à-dire depuis le développement de l’État moderne et de la gestion politique de la société – la philosophie a également pour fonction de surveiller les pouvoirs excessifs de la rationalité politique. » (« Le sujet et le pouvoir », p. 224) Il est important de remarquer que Foucault, de façon constante, oppose Kant à Descartes précisément sur le rapport de la subjectivité au présent. On le voit à cette façon d’interpréter l’interrogation « qui sommes-nous ? » : « Qui sommes-nous en tant qu’Aufklärer, en tant que témoins de ce siècle des Lumières ? Comparons avec la question cartésienne : «Qui suis-je ?» Moi, en tant | 31 GUILHERME CASTELO BRANCO que sujet unique, mais universel et non historique ? Qui suis-je, je, car Descartes c’est tout le monde, n’importe où et à tout moment. Mais la question que pose Kant est différente : qui sommes-nous, à ce moment précis de l’histoire ? » (« Le sujet et le pouvoir », p. 231-232) Nous nous attardons encore au problème du présent historique. Foucault voit, dans la réponse kantienne sur les Lumières, une innovation radicale, qui nous permet, à partir de la question sur notre actualité, d’exercer une activité, d’assumer ce qu’il appelle une attitude de modernité (peut-être un militantisme) qui consiste moins à vouloir découvrir ce que nous sommes, qu’à « refuser ce que nous sommes » (« Le sujet et le pouvoir », p. 232). Kant serait emblématique de ce point de vue, parce que son texte publié dans la Berlinische Monatschrift aurait un fort contenu libérateur, en présentant l’Aufklärung comme une sortie 1 : sortie de la minorité, qui est un nouveau point de départ et aussi une entrée (sans doute pas définitive et toujours renouvelable) dans l’âge majeur, bref un moment à partir duquel on décide de devenir émancipé, et on commence à penser par soi-même, sans avoir besoin d’être subordonné de façon passive (et volontaire) à des tuteurs, des guides, des maîtres, des pasteurs. Pour Kant, atteindre la majorité, même si le pas est difficile à franchir, et le uploads/Philosophie/ foucault-kant-descartes-guilherme2012-artigo-da-rue-descartes-2012.pdf
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- Publié le Jan 21, 2021
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