Revue Philosophique de Louvain Aristote et la «theologia» Louis-André Dorion Ci
Revue Philosophique de Louvain Aristote et la «theologia» Louis-André Dorion Citer ce document / Cite this document : Dorion Louis-André. Aristote et la «theologia». In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 91, n°92, 1993. pp. 620-640; https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1993_num_91_92_6823 Fichier pdf généré le 26/04/2018 ÉTUDES CRITIQUES Aristote et la «theologia»* Disons-le sans détour: voici un livre qui fera date. Il sera en effet impossible, dorénavant, de traiter de la «théologie» aristotélicienne sans se référer, soit pour le suivre, soit pour le contester, au maître livre que vient de publier R. Bodéiis (désormais B.), auteur de nombreuses et remarquables études sur la pensée d' Aristote1. Rarement une citation, placée en exergue, aura-t-elle été si bien choisie. Ilàvia yàp ToX,UT|Téov («car il faut tout oser»): ce sont ces trois mots, tirés du Théétète (196d), qui ont été choisis pour figurer en tête de l'ouvrage. Ce dernier est incontestablement à la hauteur de la citation sur laquelle il s'ouvre. Dans un premier chapitre («Un bilan général à reconsidérer», p. 17-74) qui est d'une redoutable efficacité, B. ose en effet jeter le doute sur les quelques certitudes que nous croyions jusqu'ici détenir concernant la pensée théologique d' Aristote. Ces «certitudes» sont, ou plutôt étaient, au nombre de cinq et nous les présentons ici dans les termes mêmes où B. les expose: «1. L'œuvre conservée d' Aristote contient un exposé de science théologique auquel le philosophe fait allusion en Métaphysique, E, 1 et K,7. 2. L'exposé en question est celui d'une théologie naturelle, fruit de la seule intelligence humaine réfléchissant sans autre lumière que celle de la raison. 3. Il figure dans la Métaphysique, plus proprement dans le livre Lambda, où le philosophe démontre la nécessité de la substance séparée, immobile et motrice. 4. À côté d'autres textes, peut-être plus anciens, les uns conservés {De cœlo, Physique ...), les autres perdus (le De philosophia, par * Richard Bodéus, Aristote et la théologie des vivants immortels (Noêsis). Un vol. de 396 pp. Paris, Les Belles Lettres; Montréal, Bellarmin, 1992. Nous expliciterons plus loin (note 20) le sens du titre donné à cet ouvrage. 1 Mentionnons, entre autres, les deux ouvrages suivants: Le philosophe et la cité. Recherches sur les rapports entre morale et politique dans la pensée d' Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982; Politique et philosophie chez Aristote, Namur, Société des études classiques, 1991. Aristote et la «theologia» 621 exemple), qui proposent des vues théologiques concurrentes, le texte de Lambda représente très probablement le dernier mot d' Aristote sur le sujet. 5. Les opinions dont Aristote fait état par ailleurs touchant les dieux traditionnels ne sont pas prises par lui au sérieux ou, à tout le moins, n'infirment pas ses propres vues théologiques.» (p. 17) On comprendra aisément qu'il nous est impossible, faute d'espace, de montrer comment B. parvient à mettre en lumière la fragilité de chacune de ces cinq thèses, lesquelles font généralement l'objet d'un très large consensus. Nous nous limiterons pour le moment à l'exposé des critiques relatives aux thèses 3 et 4, et nous examinerons plus loin les thèses 1 et 5. B. s'emploie à montrer la fragilité de la reconstitution de la prétendue évolution de la pensée théologique d'Aristote. Les principaux jalons de cette évolution seraient le De philosophia, Physique VII- VIII et le De Caelo. Quant au livre A de la Met., il est généralement perçu comme le terme et le couronnement de cette évolution. À propos des livres VII et VIII de la Physique, où Aristote démontre la nécessité d'un Premier Moteur immobile, B. rappelle les nombreuses divergences entre ce texte et celui de Met. A. En outre, il n'est pas indifférent de souligner que le mot ôsôç n'apparaît pas une seule fois en Physique VII- VIII. La portée théologique des derniers livres de la Physique vient essentiellement de ce que l'on y voit, rétrospectivement, une formulation inchoative de Met. A. Par conséquent, s'il s'avère que Met. A ne traite pas de théologie, la dimension théologique de Physique VII- VIII s'évanouira aussitôt. Il ne faut pas non plus perdre de vue qu'Aristote appartient à une tradition qui conçoit ses dieux comme des êtres intra-mondains, c'est-à-dire des êtres qui se situent dans la nature. Dès lors, la question du Premier Moteur immobile ressortit plutôt à la métaphysique qu'à la théologie, et il y a tout lieu de croire qu'il en va de même pour A, comme nous le verrons bientôt. Si Aristote se montre fidèle à la tradition grecque en situant les dieux dans la nature, il serait étonnant qu'il ne parle pas des dieux lorsqu'il étudie le ciel et les astres, que les croyances populaires tenaient précisément pour des dieux. Et, de fait, les références aux dieux et au divin sont nombreuses dans le De Caelo, à tel point que l'interprète a le sentiment qu'Aristote demande à la physique céleste de confirmer les croyances populaires. Mais B. est d'avis que la démarche effective d'Aristote est précisément l'inverse: le Stagirite demande à la doxologie sur les dieux de confirmer les résultats de ses spéculations sur les corps célestes2. Au reste, si Aristote considérait les astres comme des dieux, 2 Cette thèse fait l'objet du chapitre 2. 622 Louis-André Dorion s'il avait réellement conçu la «théologie de l'éther» ou la «théologie sidérale» qu'on lui prête, il serait invraisemblable qu'il ait pu développer successivement cette théologie et celle de A. Ce que les interprètes présentent comme une transition entre le De Caelo et A serait en réalité une révolution, «dont on n'entrevoit pas la possibilité» (p. 33). Enfin, rien ne prouve l'antériorité du De Caelo par rapport à Met. A. Quant au De philosophia, «il est hasardeux, sinon déplacé, d'en faire une pièce doctrinale démentie ou corrigée par les textes du Corpus» (p. 71). Au total, donc, et ainsi que J. Pépin3 l'observait lui-même, on constate une «permanence» et une «fixité remarquable» de certains thèmes, dont il faut souligner qu'ils appartiennent à la théologie traditionnelle. S'il y a une évolution de la pensée théologique d'Aristote, l'enjeu de cette évolution serait la doctrine du Premier Moteur immobile. Mais sommes- nous bien assurés qu'une telle doctrine ressortisse vraiment à la théologie? Cette question renvoie à l'examen de la thèse 3, qui se rapporte à l'exposé de Met. A sur la substance séparée immobile. L'interprétation traditionnelle de A 7-9 n'est pas sans soulever plusieurs difficultés. Si le dieu d'Aristote est bien cette substance immatérielle, immobile et séparée, tout entière absorbée dans 1' intellection ininterrompue d'elle-même (vôrjaiç vofjaeax;), nous devons renoncer à concilier cette position théologique, celle de la transcendance, avec d'autres affirmations où Aristote ajoute foi à la croyance en une providence divine. Mais le conflit transcendance-providence n'a peut- être jamais été celui d'Aristote; en effet, s'il avait tenu la substance séparée pour un dieu, il aurait opéré une double et improbable rupture avec la tradition grecque: d'une part, il aurait situé le dieu hors de la nature, d'autre part, il lui aurait dénié toute providence. Or si on lit attentivement A, on s'aperçoit que ce livre «observe un silence absolu sur le ou les dieux, sauf en deux courts passages4, sans lesquels il ne saurait même être question d'envisager la portée théologique des doctrines exposées là» (p. 43). Met. A se présente en effet comme une étude de la substance, dont l'enjeu est de démontrer la nécessité d'une substance immobile qui soit principe universel, mais qui ne soit pas de même nature que la forme platonicienne. Le propos de A n'est donc pas, au départ, théologique. Mais la volonté d'Aristote n'est-elle pas, justement, de démontrer que cette substance première est dieu? Rien n'est moins sûr. L'analyse que B. fait de 7, 1072b24-30 est tout à fait remarquable et propre, à elle seule, à jeter le doute sur la portée théologique de A. On a 3 Cf. Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, Paris, Les Belles Lettres, 1971, p. 243 et 248. 4 II s'agit de 7, 1072b24-30 et 8, 1074a33-bl4, que B. analyse aux p. 43-51. Anstote et la «theologia» 623 toujours considéré, jusqu'à maintenant, que ce court passage constituait la conclusion du développement sur la substance séparée et qu'Aristote y assimilait celle-ci à la divinité. Pour voir en ces quelques lignes une conclusion, il faut d'une part négliger le fait qu'elles ne sont pas «déduites totalement des analyses qui précèdent» (p. 45), et d'autre part accepter une correction en apparence inoffensive, mais en réalité lourde de conséquence5. B. s'efforce de montrer que ce passage constitue une sorte de digression où Aristote mobilise la doxologie sur les dieux dans l'espoir d'y trouver une confirmation de ses conclusions sur la nature de la substance séparée. La démarche d'Aristote correspondrait en fait au type d'argumentation analogique dont traite Théophraste dans sa Métaphysique6. Penser le premier principe, qui est absolument transcendant et qui échappe, pour cette raison, à toute représentation, c'est comme penser le dieu. Cela revient à dire, non pas que le dieu est le premier principe, mais qu'il lui est comparable et analogue. Aucune des cinq thèses qui constituent le noyau dur de l'interprétation traditionnelle uploads/Philosophie/ phlou-0035-3841-1993-num-91-92-6823 1 .pdf
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- Publié le Apv 12, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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