American Journal of Humanities and Social Sciences Research (AJHSSR) 2022 A J H

American Journal of Humanities and Social Sciences Research (AJHSSR) 2022 A J H S S R J o u r n a l P a g e | 105 American Journal of Humanities and Social Sciences Research (AJHSSR) e-ISSN :2378-703X Volume-06 Issue-03, pp-105-114 www.ajhssr.com Research Paper Open Access GEORGES CANGUILHEM ET LA BIOETHIQUE TSALA MBANI ANDRE LIBOIRE1, NGUEMENE CHOFFOR THIERRY2. 1(Département de Philosophie, Psychologie, Sociologie, Professeur Titulaire, Université de Dschang, Cameroun). 2(Département de Philosophie, Psychologie, Sociologie, Doctorant, Université de Dschang, Cameroun). RESUME : Georges Canguilhem s‟est montré distant, et même méfiant vis-à-vis de la réflexion bioéthique, préférant maintenir sa pensée dans le cadre d‟une éthique médicale classique dont l‟horizon est la constitution d‟un humanisme proprement médical. Dans cet article, nous nous efforçons d‟analyser les raisons de cette prise de distance, questionnons leur pertinence au regard du passage de la médecine à la biomédecine avant d‟envisager un couplage entre la démarche éthique canguilhemienne et une délibération bioéthique de type consensualiste prolongée par la régulation étatique. Mots clés : bioéthique, biomédecine, éthique médicale, humanisme médical, médecine. I. INTRODUCTION Interrogé par François Bing et Jean-François Braunstein à propos de son rapport à la bioéthique, Georges Canguilhem, au soir de sa longue vie, pointe une pile de dossiers et s‟exclame :“ La bioéthique ! Attendez ! Regardez ce qu‟il y a écrit sur ce dossier : bioéthique. Mais c‟est plutôt les choses qu‟on m‟envoie que les choses que je fais moi-même, je n‟ai rien fait là-dessus” [Canguilhem ; 2018 a : p.1297]1.En effet, le rapport de Canguilhem à la bioéthique est pour le moins qu‟on puisse dire distant et méfiant, allant jusqu‟au refus de voir publier un de ses articles dans une revue de bioéthique [cité par Braunstein, 2014 : p.240 ]2.Il souhaite alors maintenir sa pensée dans le cadre strict d‟une éthique médicale, entendue comme “ la protection et la défense du sens et de la finalité de ce qui est humain et pas seulement vivant dans la vie ” [cité par Braunstein, 2014 : p.243], lorsque celle-ci est confrontée à la maladie. Cette éthique repose alors sur l‟engagement du médecin, vivant humain, auprès d‟un autre vivant humain, son malade. Or la bioéthique semble davantage portée par une volonté d‟ouvrir l‟éthique médicale aux personnes étrangères à la médecine, aux experts qui cherchent à imposer, “ du dehors et du dessus ” [ Canguilhem ; 2015 a : p.356 ],des normes à la conscience médicale. “Mais alors, s‟interroge Canguilhem, s‟agit-il d‟éthique ou de police ? ” [Canguilhem ; 2018b : p.1027]. Et cette démarche policière se traduirait par l‟idée défendue par les experts bioéthiciens d‟une „ frontière épistémologique „ imposée à la recherche médicale. Au demeurant, l‟émergence de la bioéthique est liée à l‟avènement de la biomédecine. Celle-ci apparaît aux yeux de Canguilhem comme la consécration du primat de la biologie sur la médecine avec pour conséquence la dilution du médical dans le biologique, toutes choses qui justifient un rapport de “ proximité répulsive ”[Lecourt ; 2007 : p.8]entre l‟éthique médicale canguilhemienne et la bioéthique. Toutefois, au regard du passage de la médecine à la biomédecine, laquelle a désormais le pouvoir de dicter scientifiquement des normes à la vie [Canguilhem ; 1999 :153 ], peut-on rejeter la démarche bioéthique comme le fait Canguilhem sans se priver d‟une piste légitime pour sortir du désarroi éthique dans lequel nous précipite la révolution biomédicale en cours ? Par ailleurs, faut-il comprendre la bioéthique comme l‟autre de l‟éthique médicale ou bien comme son nécessaire complément ? On ne saurait répondre à ces questionnements sans analyser davantage les raisons pour lesquelles Canguilhem se méfie de la démarche bioéthique. II. LE RAPPORT PROBLEMATIQUE DE GEORGES CANGUILHEM À LA BIOETHIQUE Georges Canguilhem s‟est expressément défendu d‟être considéré comme un spécialiste de la bioéthique. Il a préféré limiter sa réflexion dans le champ traditionnel de l‟éthique médicale. Trois raisons majeures nous semblent justifier la thèse de ce philosophe. 1 Cet entretien a été réalisé en juin 1995 et Canguilhem est décédé en septembre de la même année, âgé de 91 ans. 2Voir la Lettre du 23 septembre 1991 à Amar Khadir. Dans la lettre en question, Canguilhem adresse un refus catégorique à la demande d‟Amar Khadir, alors éditeur de la revue Bio-éthique qui souhaitait publier ses articles dans la dite revue. American Journal of Humanities and Social Sciences Research (AJHSSR) 2022 A J H S S R J o u r n a l P a g e | 106 2.1-La bioéthique ou l’intrusion des experts dans le champ de l’éthique médicale ? Dès ses écrits de jeunesse, Canguilhem se montre hautement critique sur la question de l‟expertise[Canguilhem ; 2011 a : p.473]. S‟il y‟a un domaine que Canguilhem ne voudrait particulièrement pas voir soumis au pouvoir des experts, c‟est celui de la morale ou de l‟éthique et spécialement de l‟éthique médicale, au nom de l‟autonomie de la conscience du médecin. En effet, l‟éthique médicale canguilhemienne se veut autonomiste et fait intervenir le médecin et son malade. D‟où l‟importance de la relation médecin-malade chez Canguilhem. L‟appel de détresse que le malade adresse à son médecin est un appel à l‟aide qui fait de ce médecin un vivant engagé à la conservation de la vie dans le vivant malade. Dans cette relation, le médecin s‟efforce de soigner la maladie sans oublier le malade, c‟est-à-dire la personne humaine concrète. Voilà pourquoi le malade se remet à son médecin en toute confiance. Or la bioéthique est précisément nourrie par l‟idée selon laquelle des personnes étrangères au colloque singulier médecin-malade doivent intervenir dans la décision médicale. Cela paraît aux yeux de Canguilhem comme une intrusion. Ainsi, comme le remarque Jean-François Braunstein, il se manifeste dans la bioéthique “ une volonté très explicite de déposséder les médecins de l‟éthique médicale “ pour la confier à des experts [Braunstein ; 2014 : p. 248]. Parmi ces experts dominent les théologiens et les philosophes, comme en témoigne par exemple la formation du Comité Consultatif National Français qui se montre soucieux de mettre en discussion “ les représentants des différentes familles philosophiques et spirituelles “ [Braunstein ; 2014 :p.248]. Or s‟agissant des théologiens, Canguilhem montre que l‟autorité des religieux est aujourd‟hui pleinement contestée et celle-ci peine à réaliser l‟accord des esprits [Canguilhem ; 2002 : p.385]. Et l‟autorité des philosophes n‟en est pas moins contestée également. Braunstein note en effet que “ les „ spécialistes „ qui offrent leur service dans la réflexion bioéthique sont pour une bonne part des philosophes ; il est permis de douter qu‟ils soient plus aptes à donner de telles consultations “[Braunstein ; 2018: p. 191]. Il faut cependant préciser que ce que cet auteur rejette avec force, c‟est la philosophie utilitariste à outrance qui se trouve au fondement de certaines réflexions bioéthiques comme celles de Peter Singer et de ses disciples et qui conduit à des prises de décisions hautement contestables[Kuhse, Schüklenk, et Singer ; 2016]. L‟autre question posée par ces experts est celle de la limitation de la recherche biomédicale. 2.2-Labioéthique, une nouvelle formulation de ‘ la frontière épistémologique’ ? On ne peut pas dire que Canguilhem est un partisan du “ surréalisme biologique “[Canguilhem; 2018 c : p.1112]qui stipule que toutes les possibilités biologiques réalisables au laboratoire doivent être tentées, même au prix d‟un expérimentalisme mortifère pour le vivant humain. Dès l‟article, L’expérimentation en biologie animale paru en 1952, Canguilhem se montre déjà très soucieux des problèmes éthiques qui touchent l‟expérimentation sur l‟homme[Canguilhem ; 1998 : p.44]. Cette réflexion amène l‟auteur à porter une attention particulière sur toute action biologique qui touche à l‟être humain. Toutefois, cette attention ne s‟oriente jamais dans le sens de la postulation d‟une quelconque „ frontière épistémologique ʼ, c‟est-à-dire d‟une limitation a priori de la recherche biomédicale, comme le font certains experts intervenant dans les délibérations bioéthiques. Sur cette question de la „ frontière épistémologique ʼ, Canguilhem se montre un fidèle héritier de Gaston Bachelard. On sait que ce dernier a théorisé le concept de frontière épistémologique et l‟a défini comme le fait de poser de manière a priori des barrières absolues à la pensée scientifique. Ces barrières, on les justifie par la faiblesse de l‟esprit, laquelle induirait son incapacité à résoudre certains problèmes, à faire certaines expériences, à réaliser certains rêves humains[Bachelard ; 1970 : p.64]. Ainsi, le concept de frontière épistémologique est lapostulation métaphysique des impossibilités épistémologiques aux noms desquelles la science est tenue pour inférieure à la métaphysique. Or, note Bachelard, ces frontières imposées à la science pourraient bien être le signe d‟ “ un problème mal posé "[Bachelard ; 1970 : p.65], ce qui fait dire à Canguilhem que de cet “arrêt de la recherche à un moment donné, le savant se fait un programme quand le métaphysicien lui prédit une capitulation “[Canguilhem; 1970: p.10].Voilà pourquoi selon nos deux auteurs, il est illusoire de poser des frontières à la science. Et si le concept de frontière épistémologique renvoie ici à l‟incapacité de la science à produire des connaissances sur un objet précis ou dans un domaine déterminé, en contexte de bioéthique, le pouvoir uploads/Philosophie/ georges-canguilhem-et-la-bioethique.pdf

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