Appareil 8 | 2011 Le Geste Geste(s) d’apprendre Maryvonne Ménez Édition électro

Appareil 8 | 2011 Le Geste Geste(s) d’apprendre Maryvonne Ménez Édition électronique URL : http://appareil.revues.org/1285 DOI : 10.4000/appareil.1285 ISSN : 2101-0714 Éditeur MSH Paris Nord Référence électronique Maryvonne Ménez, « Geste(s) d’apprendre », Appareil [En ligne], 8 | 2011, mis en ligne le 26 octobre 2011, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://appareil.revues.org/1285 ; DOI : 10.4000/ appareil.1285 Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2016. contrat creative commons Geste(s) d’apprendre Maryvonne Ménez 1 Un geste au sens où il est employé ici se distingue de la définition communément admise dans les dictionnaires comme « signe manuel ou corporel », ce que j’appellerais geste quotidien. On peut parler de mouvements simples sans réflexivité, non porteurs de significations, de gestes techniques, professionnels, spécifiques d’un métier, inscrits dans une routine, dans un rituel. Je parlerai du geste qui réveille d’une certaine torpeur, c’est comme si paradoxalement ce que soulève ce geste avait toujours été su et absolument oublié ; cela en fait un événement où l’acteur du geste est conscient que « quelque chose se passe » comme le dit Jean Oury, « Ce qui se passe existentiellement est de l’ordre du futur antérieur1 ». Un inouï s’est passé qui peut faire l’objet d’un geste, d’un récit de hauts faits. Pour reprendre la distinction d’Hannah Arendt entre auteur et acteur, le geste- évènement donne naissance à l’acteur du geste, non pas l’auteur d’un produit fini, mais l’acteur qui aura effectué le geste. Chaque être humain, comme nous le disent Feuerbach et Kierkegaard, renouvelle le genre humain, et, dans un même mouvement, hérite des gestes de celles et ceux qui l’ont précédé ; une mémoire de ces gestes est à l’œuvre en chacun. Une des propriétés essentielles du geste est qu’il se peut réactiver et chaque réactivation entraîne de nouvelles virtualités2 qui peuvent ouvrir de nouveaux domaines de connaissance. 2 Le doute, l’oubli l’emportent par moments et la réactivation pose derechef ce geste comme nouveau, et c’est la répétition du même-différent, la « reprise3 » qui va effectuer la réactivation. Il nous faut donc envisager une vigilance dans l’effectuation du geste qui le pose radicalement autre qu’une commémoration ou un ressouvenir et donc ouvrant au radicalement nouveau ; c’est dans le temps que celui-ci est engendré et c’est aussi le geste qui engendre une nouvelle temporalité ; tout geste ne se peut que dans le temps mais dans un même mouvement re-commence le temps lui-même. Un geste est toujours un re- commencement. Commencer est toujours re-commencer. Tout commencement cache en son sein l’origine à jamais inatteignable mais que nous ne cessons de vouloir approcher. Il nous revient d’être fidèle à la force qui nous enjoint de déjouer le retour à l’identique et Geste(s) d’apprendre Appareil, 8 | 2011 1 de faire naître du possible et du nouveau, de faire éclore les virtualités non actualisés des gestes antérieurs. 3 Dans tous les cas, qu’est-ce qui, dans toute expérience de pensée, va faire geste- évènement ? Le fait qu’il s’accompagne d’une part d’un sentiment de résonance entre ce qui a eu lieu et ce qui se passe au présent, accompagné d’un affect de joie analogue à ce que Kandinsky nomme nécessité intérieure, et d’autre part du désir de le continuer qui s’impose, comme le dit fortement Jean Cavaillès à propos de l’expérience mathématique : « comprendre est en attraper le geste et pouvoir continuer. » 1. Deux gestes philosophiques 4 Croire, au sens de poser comme axiome, comme première pierre, en l’aptitude de penser de chaque être humain est un geste fondateur de l’éducation. Certains nient encore son universalité ; d’autres la pensent confusément, et puis un jour, cette croyance se fait geste incontournable. C’est une invitation au partage du bonheur de vivre la pensée, cette sortie de soi angoissante et promesse de joie où l’on peut se sentir intelligent(e), concomitante d’une intériorisation du monde ; elle est donnée à toutes et tous ; quoi de plus passionnant que le surgissement de la pensée chez un être mais encore faut-il un autre être pour que ce geste unique et merveilleux soit vécu comme tel. S’émerveiller, s’étonner jalonnent donc les parcours. Comme tout geste majeur, on le retrouve tout au cours de l’histoire humaine ; que l’on répète à l’envi la phrase « Tous les hommes désirent savoir4 » qui est la trace du geste aristotélicien, ce que l’on reprend est toujours le même et toujours autre mais une fois que l’on a fait sien ce geste, on ne peut revenir en arrière sans se trahir soi-même. 5 Pour certains cette croyance en l’universalité de la pensée est naturelle ; elle fut peut-être acquise par imprégnation dans leur milieu de vie. Pour la plupart elle leur est communiquée « dans le langage », dans les relations avec les autres, jusqu’à ce qu’elle soit vécue comme une évidence. Pour cela, il nous faut apprendre que le langage n’est pas un moyen de communication mais qu’il est notre élément comme l’eau est celui des poissons. Le langage est biface : c’est dans un même mouvement que nous le créons et qu’il nous façonne. 6 C’est le geste de poser cette croyance que réactive le philosophe Jacques Rancière en posant comme axiome l’égalité des intelligences. Il le met en scène autour d’une expérience d’enseignement d’un certain Jacotot dans Le maître ignorant5. Il y revient dans La haine de la démocratie6. Ce présupposé devrait être fondateur de la démocratie mais on en est encore bien loin ; il est pourtant explicitement le socle pour des expériences de pédagogie auto-gestionnaires, comme celle de Pédagogie Nomade dont la réflexion philosophique, toujours en mouvement, travaille la pensée de Jacques Rancière. Convaincus de ce que « le pouvoir égal de l’intelligence suscite courage et joie », les acteurs de Pédagogie Nomade ont élaboré le concept oxymorique d’égalité asymétrique7. Rien à voir avec une pédagogie mettant l’élève au centre du dispositif, ni avec le phantasme de la croyance en la capacité de chacun d’enseigner sans un travail épistémologique exigeant un préalable sur le rapport aux savoirs. Cette posture des maîtres engendre l’accueil de la pensée des élèves dans l’exigence qui leur est nécessaire pour apprendre réellement et continuer à apprendre. Les élèves doivent être amenés à s’emparer de ce pouvoir qui leur revient et être guidés dans une participation à toutes les institutions mises en place dans l’école. Geste(s) d’apprendre Appareil, 8 | 2011 2 7 Cette croyance fondatrice en l’universalité de la pensée va de pair avec celle en l’inconditionnabilité de la présence du désir en chaque être. Penser, désirer sont le propre de l’homme ; la pensée naît du désir, du « désir de persévérer dans son être8 », reprise de Spinoza du geste plotinien : « c’est le désir qui engendre la pensée9 ». En passant par l’invention freudienne, nombreuses sont les traversées de cette pensée. C’est le désir qui oriente la pensée et ce sont les moments de jubilation qui nous donnent l’énergie de continuer, de faire les efforts nécessaires pour nous réaliser. Le désir est notre guide et exige de nous une grande rigueur. 2. Gestes scolaires 8 Qu’est-ce qu’apprendre ? [Le] véritable apprendre est un prendre suprêmement remarquable, un prendre dans lequel celui qui prend ne prend que ce qu’au fond il a déjà. À cet apprendre correspond aussi l’enseigner. Enseigner, c’est donner, offrir. Mais ce qui est offert dans l’enseignement n’est pas ce qui peut être appris ; ce qui est donné à l’élève, c’est seulement l’indication lui permettant de prendre par lui-même ce qu’il a déjà. Quand l’élève ne fait que prendre possession de quelque chose qui lui est offert, il n’apprend pas. Il ne commence à apprendre que lorsqu’il éprouve ce qu’il prend comme ce qu’il a déjà lui-même en propre. Là seulement est le véritable apprendre, où prendre ce qu’on a déjà, c’est se-donner-à-soi-même et où cela est éprouvé en tant que tel. Enseigner ne veut donc rien dire d’autre que laisser les autres apprendre, c’est-à-dire se porter mutuellement à l’apprendre10. 9 Ce geste de l’apprendre qui parcourt, lui aussi, les réflexions sur l’apprendre et, dont le texte d’Heidegger n’est qu’une occurrence, s’est véritablement incarné à l’écoute des séminaires de Gilles Châtelet et à la lecture de son livre11. 10 Ce furent des moments de jubilation intense, qui provoquaient bien ce sentiment de déjà là et de radicalement neuf, où il s’agissait bien de « se mettre dans l’état où la connexion des choses retentit sur la connexion de l’esprit12 » et où se jouait « la réactivation des gestes qui multiplient le savoir et que fomente le passage du pressentiment à la certitude. » 11 Ces gestes, j’ai pu les transmettre à mes élèves. La transmission ne se réduit pas à l’objet qui passe, mais se joue dans ce qui se passe ; à l’opposé d’un savoir académique, ce qui se transmet n’est pas de l’ordre des seules connaissances. Ce qui dure, c’est ce savoir particulier qui passe par les aléas eux-mêmes, qui “se produit” selon les termes de l’événement, toujours uploads/Philosophie/ gestes-d-apprendre-pdf.pdf

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