Mariana TUTESCU, L'Argumentation Introduction à l'étude du discours AVANT-PROPO

Mariana TUTESCU, L'Argumentation Introduction à l'étude du discours AVANT-PROPOS L’étude du discours est le bouillon de culture des théories et hypothèses modernes sur le fonctionne- ment du langage. La théorie ou plutôt les théories sur l’argumentation représente/nt / le noyau dur de cette discipline qui se cherche encore et qui s’appelle la linguistique discursive. Placée à la croisée de plusieurs domaines, nourrie par les acquis de la logique, de la rhétorique, de la philosophie du langage, de la sociologie, de la pragmatique et de la grammaire de texte, l’argumentation constitue un de ces domaines où s’exercent les vertus théoriques et pratiques du langage naturel. En 1986 nous faisions paraître aux Éditions de l’Université de Bucarest L’argumentation, livre didac- tique sur les mécanismes fondamentaux de l’argumentation et synthèse des grandes voies de son dévelop- pement. Plus de dix ans après, nous avons souhaité présenter au public universitaire une nouvelle mouture de cette problématique, en essayant d’en approfondir les nombreux aspects et caractéristiques historiques et fonctionnels. Tout en gardant la configuration générale du cadre méthodologique déjà esquissé, nous avons mis à profit les acquis et hypothèses de nombreuses recherches en théorie argumentative des deux dernières décennies. Par sa structure lexicale, grammaticale, logico-discursive et rhétorique, le français est la terre élue de l’argumentation. Notre souci constant a été le mariage heureux de la théorie du langage et de sa portée appliquée. Le linguiste doublé du professeur de langues trouve dans l’argumentation, noyau dur de l’étude du discours, de nombreuses réponses aux questions qu’il se pose. Le présent livre tâche donc de répondre aux interrogations théoriques et pratiques qui hantent ac- tuellement l’analyse du discours. Notre plus vive gratitude s’adresse à Monsieur Maurice Lapeyrère et à Mademoiselle Luiza Palan- ciuc dont l’esprit, la compétence et la générosité ont rendu possible la publication de ce livre. Mariana TUTESCU Bucarest, mars 1998 1. Bref historique 0.La cristallisation d’une théorie de l’argumentation se situe à la croisée de plusieurs directions de pensée. L’intérêt pour l’argumentation, ou « rhétorique des conflits » (A. LEMPEREUR, 1991), n’est pas neuf. Cette discipline est étroitement liée à l’histoire de la philosophie, de la rhétorique et du discours. 1. Dès le Ve siècle avant J.-C., les Sophistes se faisaient forts de l’enseigner afin de remporter l’adhé- sion des auditoires les plus divers. Les avocats et les hommes politiques étaient formés par les meilleurs rhéteurs de l’époque. L’art de la persuasion, qui exigeait à la fois la maîtrise du raisonnement, des passions et du style, avait constitué le sujet de bien des traités de l’époque. 2. Les dialogues de PLATON renferment l’ensemble le plus ancien et le plus riche de raisonnements naturels dans toute la littérature philosophique. Une logique dialectique est instaurée avec ces types de textes. Comme SOCRATE, dont il avait écrit la défense, PLATON laisse ses lecteurs dans un état de per- plexité féconde et dévoile la fonction éducative de la réfutation socratique. Il suffit, à ce sujet, de se rappor- ter au Sophiste, dans lequel PLATON décrit la question socratique comme « la plus grande et la plus vraie des purifications », une purgation de l’âme qui la libère de l’ignorance involontaire, de l’illusion de savoir ce qu’elle ne sait pas. La forme générale de l’elenchos, la réfutation socratique, est de faire ressortir dans la prise de posi- tion de l’interlocuteur une inconséquence, par le développement, à partir des propositions acceptées par cet interlocuteur, d’une conclusion qui contredit la thèse proposée. Dans une étude des principaux raisonnements de Gorgias, Charles H. KAHN démontra comment les 1 trois réfutations de Gorgias, de Polos et Calliclès sont savamment construites pour faire voir une contradic- tion non pas entre les thèses et les propositions considérées en elles-mêmes, mais entre ce que l’homme croit et ce qu’il est obligé de dire devant l’auditoire (c’est le cas de Gorgias), entre deux attitudes morales in- compatibles (c’est le cas de Polos), et finalement, dans le cas de Calliclès, entre ses convictions aristocra- tiques et les conséquences égalitaires de son hédonisme outrancier. Dans ces trois cas, l’argumentation dé- pend d’une façon essentielle du caractère et du rôle social de l’interlocuteur. Et c’est toujours le chercheur américain Charles H. KAHN qui étudia le raisonnement argumentatif de PLATON dans ses autres dialogues socratiques: Lachès, Protagoras, Ménon. La vie morale y est représen- tée comme l’œuvre de l’intelligence et du savoir. La raison reste pour PLATON une capacité de calcul, un lo- gistikon. L’apparition de l’argumentation au Ve siècle avant J.-C. est déterminée par la conscience que prend l’éloquence attique de ses moyens langagiers, rhétoriques. « Avec l’épanouissement de la démocratie athénienne, cette éloquence découvre les pouvoirs et les moyens de la parole, qui est chargée de se substi- tuer aux autres types de domination, d’affirmer et de décrire les valeurs de la cité. Une telle conception, chez Protagoras ou chez Gorgias, implique un relativisme généralisé. Il n’existe pas de vérité absolue. La matière des affirmations que proposent et qu’étudient les Sophistes se trouve chez les orateurs et chez les poètes tragiques. Elle est constituée par les « lieux communs » (topoï en grec, n.n.), opinions largement répandues, que la parole peut rendre dominantes mais aussi battre en brèche: le domaine du Sophiste et de l’orateur s’étend dans l’espace qui sépare les idées reçues (endoxon) des paradoxes. Ainsi s’expliquent les activités favorites de nos auteurs: ils pratiquent les « discours doubles », dans lesquels on traite successivement le pour et le contre à propos d’une question; ils recherchent, dans un es- prit pragmatique, la culture encyclopédique qui permet seule de connaître et de définir les lieux communs; ils réfléchissent sur la psychologie et le pathétique » (MICHEL, Alain, 1991: « Rhétorique et philosophie dans le monde romain: les problèmes de l’argumentation », in L’argumentation. Colloque de Cerisy. Textes édités par Alain LEMPEREUR, Mardaga, pp. 38). PLATON réagit d’une manière évidente contre un tel relativisme. Derrière l’opinion, il profile l’exigence de l’idée, c’est-à-dire du vrai. L’existence des idées est nécessaire, même si on ne les atteint pas directe- ment. Ce fait est évident pour les savants et surtout pour les géomètres, les disciples de Pythagore, épris de mesure, d’harmonie et de rigueur. La discipline qui permettra de régler la logique de la parole sera nommée par les Grecs dialectique. Celle-ci apparaît dans le dialogue, « qui accouche les esprits et fait appel à leur mémoire du fondamental, soit en pratiquant la dichotomie, la division, l’analyse qui remonte aux principes, soit en utilisant les construc- tions synthétiques du mythe. Platon, en somme, invente l’analyse et la synthèse et pose avant Descartes qu’elles ne peuvent exister sans référence à l’idée » - écrit toujours Alain MICHEL (1991, art. cité, pp. 39). 3. Pourtant, c’est ARISTOTE qui fut le premier philosophe à avoir élaboré une conception systéma- tique de l’argumentation. Le plus doué des élèves de PLATON, ARISTOTE formalisa la dialectique, par le re- cours aux inférences du général et du particulier, à la déduction et à l’induction. En essayant de marier rhétorique et philosophie, ARISTOTE arrive à une interprétation philosophique de l’enseignement proposé par les Sophistes. Dans les Topiques, ouvrage de jeunesse, ARISTOTE étudie les lieux proprements dits ou topoï, res- sorts logiques de l’argumentation ou éléments du raisonnement dialectique. Il s’agit du possible et de l’impossible, du réel et de l’irréel, du grand et du petit . Le Stagirite se pose ainsi les questions de l’être, de la quantité, de la qualité. Il se réfère à sa doctrine de la puissance et de l’acte, sous leurs deux aspects principaux: d’une part, les contraires, les affinités, la cohérence et la contradiction, de l’autre part, le phéno- mène du passage de la puissance à l’acte: la production, la poiétique. Dans son ouvrage de maturité, intitulé les Analytiques, traité logique et épistémologique qui influera sur toute la pensée européenne jusqu’au XXe siècle, ARISTOTE s’attache à décrire le fonctionnement du syllogisme et les ressorts logiques qui sous-tendent la connaissance nécessaire. Dans sa Rhétorique, ARISTOTE distingue les topoï des eidè. Si les premiers sont des éléments logi- co-formels, les seconds renvoient à l’enseignement sophistique et présentent les idées reçues utilisées se- lon une argumentation pour ou contre. La Rhétorique fait une large part à la persuasion de l’auditoire. Dans l’histoire de la pensée, cet ouvrage représente la première apparition d’une sociologie des mentalités. D’autre part, la Rhétorique implique une réflexion originale sur la psychologie et sur le rôle et la définition des passions. Si l’on suit le topicien et rhétoricien ARISTOTE, un argument rhétorique manifeste toujours l’unité du lógos, de l’éthos et du páthos, c’est-à-dire celle de la raison, de l’habitus et de l’émotion. Le logicien ARISTOTE, celui des Analytiques, cherche à décrire l’argument rhétorique comme une forme de démonstration logico-linguistique, écartant ainsi l’ethos et le pathos. Actuellement, le linguiste allemand Ekkehard EGGS a démontré que ce conflit entre le topique et l’a- nalytique, entre le vraisemblable et le vrai, entre les passions et les habitus, d’un côté, et la raison, de l’autre, est inhérent à tout discours humain. En même temps, dans son ouvrage Grammaire du uploads/Philosophie/ l-x27-argumentation-introduction-a-l-x27-etude-du-discours.pdf

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