LES TEMPS VERBAUX DU FRANÇAIS : DU SYSTEME AU MODELE Laurent GOSSELIN Universit
LES TEMPS VERBAUX DU FRANÇAIS : DU SYSTEME AU MODELE Laurent GOSSELIN Université de Rouen RESUME Nous précisons d’abord, au plan épistémologique, les relations entre système et modèle. Puis nous présentons une modélisation du système des formes verbales, considéré comme un sous-système du système global de la temporalité en français. Ce système des formes verbales articule un système morphologique avec un système de significations différentielles. L’article se termine par une discussion et des propositions concernant la valeur aspectuelle du participe passé. ABSTRACT We point first, from an epistemological point of view, the relationship between system and model. Then we present a model of the system of verb forms, seen as a subsystem of the overall system of temporality in French. This system of verb forms articulates a morphological system with a system of differential meanings. The article ends with a discussion and proposals regarding the aspectual value of the past participle. 1. INTRODUCTION1 Il y a quelques années encore, un linguiste pouvait parler de « système verbal du français » (par ex. Touratier 1996) sans éprouver le besoin de se justifier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, la notion de fonctionnement systémique des temps verbaux ayant été mise en cause, en particulier dans une perspective diachronique et comparative (cf. Dahl 2004, cité infra, § 2) De fait, loin de s’imposer comme une évidence l’appréhension de la sémantique des conjugaisons du français sous la forme d’un système verbal procède de choix épistémologiques, qui peuvent eux-mêmes résulter de motivations diverses. Ainsi, c’est l’influence explicite des systèmes philosophiques, qui a conduit Beauzée (1767 : 426) à proposer un « système métaphysique des temps du verbe ». Pour les linguistes qui reprennent le modèle de Reichenbach (1947/1980), c’est la volonté de représenter la signification linguistique au moyen de systèmes formels. Quant aux héritiers du structuralisme, c’est parce qu’ils conçoivent la sémantique des temps comme la contrepartie (au plan du signifié) du paradigme des conjugaisons. De là vient aussi que les propriétés systémiques mises en avant par les différents courants ne sont pas toujours les mêmes. Selon les cas, ce sera la possibilité d’exprimer la sémantique des temps au moyen d’un même format de représentation, ou l’existence de principes généraux valant pour l’ensemble du système, ou bien encore la délimitation d’une valeur différentielle pour chacun des temps au sein du système. Mais, pour diverses qu’elles soient, ces conceptions partagent toutes un même holisme méthodologique : les temps ne doivent pas être étudiés isolément, sous peine de commettre des erreurs d’imputation de sens, c’est- à-dire 1) d’attribuer à un temps verbal particulier des caractéristiques sémantiques qui proviennent de son co(n)texte ou de principes généraux, valant pour le système ou le sous-système auquel il appartient, ou 2), inversement, de lui refuser des propriétés sémantiques qui lui sont propres et qui ne peuvent être identifiées que par le contraste avec les autres temps à l’intérieur du système. Nous nous inscrivons résolument dans cette perspective holiste. A la suite d’une mise au point d’ordre épistémologique sur les notions de système, de modèle, de conceptions systémique et/ou systématique, nous proposerons un modèle systémique pour les temps du français, intégré au modèle SdT (Gosselin 1996a). Ce modèle des temps verbaux est conçu de telle sorte que l’analyse des effets de sens d’une forme verbale dans un énoncé résulte à la fois de la valeur de ses constituants, de ses relations aux 1 Je remercie Jacques Bres pour sa lecture critique d’une première version de cet article, et pour les longs échanges que nous avons eus, avec également Sophie Azzopardi, à propos de son contenu. Je tiens aussi à remercier les deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires et critiques. autres temps à l’intérieur du système verbal et de ses relations aux autres marqueurs du co(n)texte dans le cadre du système aspectuo-temporel global. 2. ELEMENTS D’EPISTEMOLOGIE : SYSTEMES ET MODELES Selon Bertalanffy (1972 : 407, et 1968 : 18), un système est un ensemble d’éléments régi par le principe holiste tel qu’il a été défini par Aristote (Métaphysique 1045a 10) : un ensemble « dont la totalité n’est pas comme une pure juxtaposition, mais dont le tout est autre chose que l’assemblage des parties », autrement dit un « ensemble d’éléments, matériels ou non, qui dépendent réciproquement les uns des autres de manière à former un tout organisé » (Lalande 1926, entrée système). On distingue, dès l’époque classique, deux champs d’application principaux de cette notion de système (cf. Rey 2012, entrée système) : le champ théorique, dans lequel les éléments sont constitués de concepts et de principes (cf., par exemple, le « système de Descartes »), et le champ empirique, dans lequel les éléments sont les objets empiriques de la théorie (ex. le « système digestif »). Pour plus de clarté, nous admettrons désormais qu’une théorie est systématique si elle articule ses concepts et ses principes en un système (voir le Traité des systèmes de Condillac 1749/1798), et qu’elle est systémique si elle envisage son domaine empirique comme formant un système. Dans le champ linguistique, la tradition saussurienne revendique à la fois la systématicité de la théorie (concepts et principes) et le caractère systémique de son domaine empirique (la langue comme système de signes), car, selon les propos de Saussure rapportés par Riedlinger (cf. Fehr 1997 : 29), « La langue est un système serré, et la théorie doit être un système aussi serré que la langue. Là est le point difficile, car ce n’est rien de poser à la suite l’une de l’autre des affirmations, des vues sur la langue ; le tout est de les coordonner en un système. » Dans ce cadre, le domaine empirique, constitué comme objet par la théorie, est conçu comme un système de signes dont les valeurs sont différentielles, et la théorie elle-même comme un système de concepts et de principes strictement articulés. Or l’une des particularités des systèmes est d’être décomposable en sous- systèmes (Walliser 1977 : 39). Il est dès lors possible de considérer les temps verbaux, en tant que domaine empirique, comme constituant un sous- système de signes qui articule un sous-système de formes à un sous-système de significations différentielles, et la théorie des temps verbaux comme un sous-système de concepts et de principes, intégré à la théorie générale de la temporalité linguistique. Aucune de ces deux positions ne va de soi. Le caractère systémique des temps verbaux est contesté, au moins dans sa version strictement différentielle, par un spécialiste de typologie linguistique comme Dahl (2004 : 129-130) pour qui : « Competitive situations [...] are difficult for the structuralist ideal, with a system of neat oppositions “où tout se tient”. For instance, in the case of future marking in Romance, there seems to be no consistent semantic difference between the inflectional and the periphrastic constructions [...]2. » Le caractère systématique de la théorie des temps verbaux de son côté ne peut être atteint qu’à la condition d’envisager non seulement l’ensemble des conjugaisons, mais aussi l’ensemble des marqueurs de temps, d’aspect et de modalité (y compris les circonstants, les conjonctions, les constructions syntaxiques ...) de façon globale, ce qui suppose déjà que l’on admette que les temps verbaux expriment fondamentalement le temps, l’aspect et la modalité – position qui n’est pas universellement admise (cf. de Vogüé 1999) – et qu’ils interagissent avec les autres marqueurs de TAM. Adopter une conception systémique et systématique des temps verbaux revient donc à 1) considérer qu’il existe des morphèmes de conjugaison organisés en système au double plan des formes et des significations, 2) définir une théorie générale de la temporalité (temps et aspect) et de la modalité, 3) établir des relations systématiques entre les deux (théorie et système de morphèmes). Toutefois, on convient aujourd’hui que la mise en relation du domaine empirique (considéré, en l’occurrence, comme système de signes) et de la théorie (comme système de concepts et de principes) ne devient opératoire et susceptible de donner lieu à validation que par l’intermédiaire d’un modèle formel3 (Walliser 1977 : 153, Morgan et Morrison 1999). Un modèle est une représentation simplifiée du domaine empirique, qui ne retient que les aspects des données qui sont pertinents pour la théorie. Un modèle formel est un modèle constitué de symboles qui se combinent en formules, et de principes de bonne formation de ces formules. Si un modèle permet de relier le domaine empirique à la théorie (tous deux envisagés comme systèmes), c’est parce qu’il est lui-même un système (de symboles, formules et principes) qui entre à la fois en correspondance univoque avec la théorie et en correspondance homomorphique avec le système empirique (Walliser 1977 : 120). Soit, sous forme graphique : 2 Inutile de dire que bien peu de linguistes spécialistes du français partagent ce point de vue sur l’équivalence sémantique entre le futur simple et le futur périphrastique ; cf., entre autres, Vet (2001, 2003), Stanojevic (sous presse). 3 On prendra garde toutefois à ne pas assimiler les modèles comme représentations schématiques d’un domaine empirique, avec les modèles d’une axiomatique dans le cadre métamathématique de la Théorie des modèles (pour uploads/Philosophie/ gosselin-du-systeme-au-modele-version-corrigee-pdf.pdf
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- Publié le Jul 05, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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