Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme Une synthèse par Serge Lelouche Philo

Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme Une synthèse par Serge Lelouche Philosophe autrichien juif, Günther Stern, alias Günther Anders (1902- 1992) a mené une critique virulente du monde technique, initialement sus- citée par l’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima. Se définissant lui même comme un «semeur de panique», sa réflexion est centrée sur la des- truction en cours de l’humanité. Élève de Husserl et de Heidegger, ami de Herbert Marcuse et Hans Jonas, il fut, dans les années 1930, le premier mari d’Hannah Arendt. Il fuit l’Allemagne nazie en 1933 pour se réfugier à Paris pendant trois ans, avant de s’exiler aux États-Unis. Il y vit de multiples pe- tits boulots, et y découvre notamment l’emprise de la télévision. Il revient en Europe après la guerre. Refusant toute carrière et tout poste universitaire, refusant d’écrire de la philosophie pour philosophes, c’est dans la liberté de la marginalité intellectuelle qu’il a vu avant les autres la profondeur de notre assujettissement au monstre technique. Pendant longtemps largement igno- rée en France, son œuvre ne sera traduite en français que très récemment : en particulier L’Obsolescence de l’homme, son livre majeur, dont le tome 1 fut publié en 1956 et le tome 2 en 1980. *** Masqués sous les doux noms du progrès et de l’émancipation indivi- duelle, quels sont les ressorts anthropologiques obscurs poussant l’homme de notre temps vers la fuite en avant technologique, jusqu’au mépris de lui-même dans le transhumanisme ? Dès le milieu du XXe siècle, alors que les processus de déshumanisa- tion high tech étaient déjà à l’oeuvre, Günther Anders, mettait en lumière la nature de cette honte de soi qui conduisait l’homme à vouloir se faire produit, rêvant de se débarrasser enfin de son corps charnel, donné, limité et périssable. De façon concomitante, plusieurs décennies avant internet et la pandé- mie de twittite aigue, il voyait dans l’essor des médias de son temps, surtout radio et télévision, toutes les modalités de déstructuration et de dissolution de la personne humaine, en même temps que le brouillage et l’effacement de son rapport au monde. 1 Philosophie L’obsolescence de l’homme Enfin, c’est le troisième volet de ce livre, il décrivait le contraste ef- froyable entre l’épée de Damoclès que la bombe atomique constituait déjà au dessus de l’humanité entière, et le tranquille aveuglement collectif face à l’horizon apocalyptique. Avec une implacable radicalité et puissance visionnaire, il dévoilait les grandes structures d’un monde et d’une humanité en voie de soumission totale à l’univers instrumental : le "vrai" monde, enfin achevé, ne pouvait être qu’un monde produit. Le monde réel, réduit à une matière première, ne pouvait avoir de valeur et de dignité que dans l’unique mesure où il était exploitable et reproductible en série. Déjà en son temps, comme il en témoigne dans son livre, sa critique frontale d’un univers technique dont l’homme aspirait fiévreusement à en devenir l’esclave, lui valut un procès en "réaction", que lui intentait la toute- puissante inquisition technoscientiste. La critique de la technique était déjà "affaire de courage civique" et entraînait la mise à l’écart de son auteur. Comme quoi, de 1956 à 2015, la rhétorique perverse qui cherche à enfermer ceux qui la dénoncent, demeure, bien ficelée et rodée. Il est vrai que l’écologie humaine n’était pas encore sponsorisée, finan- cée et tenue en laisse par le patronat, les grandes écoles de management et les fins communicants de l’industrie nucléaire. Aujourd’hui, ses représentants officiels, et ses dupes qui filent doux, ne risquent pas grand chose d’autre que des postes, des tribunes douillettes, des applaudissements, des déluges de compliments sur twitter et d’éventuelles légions d’honneur en fin de par- cours, venant récompenser leur si bienveillante complicité. De l’incommensurable gouffre séparant l’inoffensive et infantile écologie humaine de carrière, de l’explosive et revigorante écologie humaine prophé- tique d’un Anders... - «La honte prométhéenne» est un des grands thèmes de Günther An- ders. Il nous en fait d’emblée comprendre le sens humain en décryptant les attitudes d’un homme, un certain T., avec qui il eut l’occasion de visiter une grande exposition technique. L’homme en question, sidéré devant l’im- pressionnante complexité des machines et le stupéfiant raffinement de leurs rouages, baissait les yeux et se taisait, cachait ses mains derrière son dos, comme honteux d’avoir à trimbaler en un tel lieu de haute précision technique son pauvre et si archaïque corps humain. En lui et en cet instant, se cristal- lisait toute la honte prométhéenne, dont «l’objet fondamental, "l’opprobre fondamental" qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non Terminales ES et S 2/12 Année 2014-2015 Philosophie L’obsolescence de l’homme calculé et ancestral de la procréation et de la naissance. Son déshonneur tient donc au fait d’ "être né", à sa naissance qu’il estime triviale pour cette seule raison qu’elle est une naissance. Mais s’il a honte du caractère obsolète de son origine, il a bien sûr également honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine, en l’occurrence lui-même.» T. s’indigne d’exister comme être engendré, de ne pas avoir été lui aussi fabriqué. «Intimidé par la supériorité ontologique et la puissance des pro- duits», se sentant écrasé par eux, il est en voie de désertion vers le camp des instruments, tout comme cet instructeur de l’armée américaine, qu’évoque G. Anders, qui enseignait à ses recrues qu’eu égard aux missions qu’il était censé remplir, l’homme comportait beaucoup trop de défauts naturels com- parativement aux performances des machines. Sous cet angle, le monde des produits est en effet un processus souple en perpétuel renouvellement-perfectionnement, quand notre pauvre corps humain, borné, est à peu près le même que depuis la nuit des temps. Du point de vue des instruments, le corps de l’homme est un «boulet», imperfectible, rigide et conservateur : «Bref, le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas.» Telle est la misère de l’homme contemporain : «Plus la détresse de l’homme producteur grandit, plus il semble petit à côté de ses ouvrages, même les plus triviaux, et plus il accroît, sans relâche, infatigablement, avec avidité et en proie à la panique, son administration d’instruments, de sous- instruments et de sous-sous-instruments. Ce faisant, il aggrave, naturelle- ment, d’autant plus, sa détresse : plus la bureaucratie des instruments inter- dépendants est importante et compliquée, plus les efforts de l’homme pour se maintenir à leur hauteur se révèlent infructueux. On est ainsi en droit d’af- firmer que sa misère a pour conséquence une accumulation d’instruments et que celle-ci, à son tour, a pour conséquence une accumulation de misère.» On voit déjà l’issue qui se profile pour l’homme, tentant de conjurer son complexe d’infériorité : devenir lui-même enfin semblable à ses dieux- machines. Ici entre en scène le human engineering (ingénierie humaine) et ses expériences par lesquelles le corps de l’homme est soumis à des conditions inhabituelles extrêmes, visant à déceler les possibilités de son propre dépas- sement «vers le royaume de l’hybride et de l’artificiel», en même temps que l’abolition de sa nature physique. Le human engineer et ses cobayes (encore) humains expérimentent la déshumanisation. C’est toujours l’instrument qui est le guide et le but de cette physiotechnique révolutionnaire. L’instrument exige la transformation et donc l’instrumentalisation de l’homme, au ser- vice du monde supérieur des instruments : «l’exigence morale elle-même a maintenant été transférée de l’homme aux instruments». Terminales ES et S 3/12 Année 2014-2015 Philosophie L’obsolescence de l’homme L’homme a atteint une étape entièrement inédite de son histoire, mar- quée par le déni radical de son mode d’être propre, corollaire à l’effacement de toute morale métaphysique. Dans cette mutation à l’oeuvre, le plus in- ouïe est la volonté de l’homme de se transformer dans la soumission pure et simple aux instruments, ses nouveaux modèles et maîtres, aux pieds desquels l’homme renonce à son encombrante liberté. C’est en cela que l’orgueil humain qui se manifeste ici, c’est un point clé dans la pensée d’Anders, doit être compris comme un orgueil d’auto- humiliation, comportant simultanément une dimension d’hybris (démesure) et d’auto-anéantissement, aussi déconcertant que soit le rapprochement de ces deux mots en apparence contradictoires. Cette toute-puissance de l’homme au service de sa chosification prend selon Günther Anders ce relief théolo- gique : «On pourrait imaginer un récit théologique écrit en l’an 2000. Il dirait : "Puisque le démon ou le dieu marcionien qui condamne l’homme à exister en tant qu’instrument – quand il ne le transforme pas, purement et simplement, en instrument – n’existait pas, l’homme a inventé ce dieu. Il s’est même permis de jouer lui-même le rôle de ce nouveau dieu. Mais il n’a joué ce rôle que pour pouvoir s’infliger à lui-même les coups qu’il ne pouvait pas recevoir des autres dieux. C’est dans le seul but de devenir un esclave d’un nouveau genre qu’il uploads/Philosophie/ gunther-anders-obsolescence-resume.pdf

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