« La vie comme œuvre d’art. Formes d’existence et espaces de liberté chez Fouca

« La vie comme œuvre d’art. Formes d’existence et espaces de liberté chez Foucault et Deleuze » Judith Michalet In F. Bourlez et L. Vinciguera (dir.), Pourparler. Deleuze entre art & philosophie, Editions et presses universitaires de Reims, octobre 2013, pp. 226-253. 2 La vie comme œuvre d’art. Formes d’existence et espaces de liberté chez Foucault et Deleuze « [L]a recherche d’une éthique de l’existence était principalement, dans l’Antiquité, un effort pour affirmer sa liberté et pour donner à sa propre vie une certaine forme […] » Michel Foucault, « Une esthétique de l’existence », 1984 « L’existence non pas comme sujet, mais comme œuvre d’art, et ce dernier stade, c’est la pensée-artiste. » Gilles Deleuze, « La vie comme œuvre d’art », 1986 (repris dans Pourparlers) La définition traditionnelle du « sujet » comme individu souverain, transparent à lui- même et pourvu d’une pleine identité est violemment rejetée par la philosophie du XXe siècle. Le modèle moins péremptoire et plus fragile de la « vie » et du « vivant » lui est alors préféré. Si le vocable « sujet » perdure toutefois, c’est alors moins pour désigner une cause, qu’un effet : un sujet comme épiphénomène, toujours « décentré » par rapport à lui-même 1. Constitué à la confluence de nombreux courants de forces extérieurs faisant pression sur lui — politiques, sociaux, familiaux, libidinaux et biologiques —, il est, au final, dans ses configurations intérieures, toujours tributaire des tournoiements qui agitent les champs au- delà de lui. Toutefois, en opposant des résistances à ces diverses puissances d’assujettissement qui pèsent sur lui, il lui devient possible d’atténuer sa dépendance à l’égard de ces agents aliénants. Pour ce faire, des conduites éthiques de construction de soi sont à engager. Elles sont nommées « processus de subjectivation » par des penseurs comme Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui désignent ainsi un mouvement qui nous fait tendre — sans jamais y parvenir complètement — vers la liberté. Ces processus supposent de donner à notre vie certaines formes qui lui permettent de se soustraire à l’emprise des rapports de force extérieurs. Sont ainsi créés des modes d’existence inédits et atypiques. C’est ce qui amène Deleuze à déclarer, en 1986, que l’existence est à envisager comme une « œuvre d’art », et que « ce dernier stade, c’est la pensée-artiste »2. Au début des années quatre-vingt, dans ses cours, entretiens, articles et ouvrages, Foucault introduit, quant à lui, une nouvelle dimension dans sa pensée, celle d’une éthique qui suppose un rapport particulier à soi. Il pose alors les bases de ce qu’il nomme une « esthétique 1 « [A]lors le sujet, produit comme résidu à côté de la machine, appendice ou pièce adjacente à la machine, passe par tous les états du cercle et passe d’un cercle à l’autre. Il n’est pas lui-même au centre, occupé par la machine, mais sur le bord, sans identité fixe, toujours décentré, conclu des états par lesquels il passe. » Cf. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 27. 2 Deleuze, Gilles, « La vie comme œuvre d’art », in Pourparlers, Paris, Minuit, 1991, p. 131. 3 de l’existence ». En 1986, dans un livre qu’il consacre à l’œuvre de Foucault, Deleuze reprend ce thème et en fait un enjeu majeur de sa philosophie. Quelle forme une existence va-t-elle devoir prendre pour se mettre à l’abri des forces qui la contraignent ? De quelle manière va-t- elle opposer une résistance à ces pressions adverses afin de s’aménager des espaces de liberté ? Pour trouver une résolution à ces problèmes, Foucault remonte aux racines grecques de la philosophie et des pratiques de vie. Contrairement à la morale chrétienne qui implique l’obéissance à des règles générales s’appliquant à tous, l’éthique gréco-romaine requiert, selon Foucault, l’invention de règles de conduite que l’on choisit de s’imposer à soi-même. En sollicitant une forme de rapport privilégié à soi, cette éthique rend possible la constitution d’une indépendance vis-à-vis du champ social. Il s’agira donc de s’interroger sur cette création de subjectivité bien étrange qui permet à un être de s’émanciper grâce à un changement de régime de contraintes plutôt que par une levée de tous les régimes d’assujettissement. En effet, l’ascète ne se déprend de la morale commune existante qu’en s’auto-prescrivant une discipline de vie. En regard de la pensée des processus de subjectivation que Deleuze développe quant à lui dix ans auparavant avec son ami psychanalyste Guattari, qui suppose une soustraction constante du sujet aux normes imposées, y compris volontairement instituées par lui-même, le cadre restrictif et rigoriste impérativement requis dans l’esthétique des pratiques de vie foucaldienne apparaît d’autant plus surprenant. Pour échapper aux pinces d’un pouvoir qui tend à faire ployer les individus, faut-il « se détacher » d’abord soi-même ascétiquement du champ des influences extérieures en s’imposant un ensemble de conduites à respecter, comme nous y incite Foucault ? Ou bien, faut-il « se déterritorialiser », afin de fuir systématiquement les territoires rigides des ordres établis, comme y encouragent Deleuze et Guattari dans les années soixante-dix ? Dans la lettre polémique que Deleuze adresse à Foucault en 1977, intitulée « Désir et plaisir » — à une époque où Foucault n’a pas encore amorcé le tournant éthique de sa pensée —, la divergence des positions des deux philosophes est clairement présentée : tandis que le désir est toujours coextensif au pouvoir pour Foucault, il doit tendre, au contraire, vers une indépendance totale vis-à-vis du pouvoir pour Deleuze et Guattari. Les flux « déterritorialisés » du désir parviennent à se déprendre complètement de l’emprise des rapports de pouvoir dans la pensée deleuzo-guattarienne. Or, si dans Pourparlers, dans les années quatre-vingt, Deleuze insiste sur les affinités qu’il entretient avec la philosophie de Foucault, n’est-ce pas parce qu’il adhère à son orientation éthique, empruntée entre-temps par son ami ? Dans ce cas, Deleuze ne se met-il pas en contraction avec lui-même ? Car, s’il appelle de ses vœux le tracé d’une « ligne de fuite » dans sa période de co-écriture avec Guattari, comment peut-il défendre ensuite la forme d’une ligne qui se replie, en cautionnant, en 1986, la définition suivante : « la subjectivation : donner une courbure à la ligne, faire qu’elle revienne sur soi »3 ? 3 Deleuze, Gilles, « Un portrait de Foucault », in Pourparlers, op. cit., p. 154. 4 I – « Se réfléchir » Dans la configuration de sa pensée qui est celle des années soixante-dix, marquée par une prévalence accordée à l’étude des soumissions aux dispositifs de pouvoir, Foucault considère que les orientations subjectives des individus sont largement tributaires des conditionnements externes qui agissent sur eux. Dans ces conditions, comment donner une place à la liberté ? Comment dire « non » au pouvoir ? C’est une question que Foucault se pose de façon urgente au début des années quatre-vingt et qui l’amène à opérer un tournant décisif dans sa pensée. Au lieu de poursuivre son histoire de la sexualité « aux confins du savoir et du pouvoir », selon un « plan d’avance préparé », il essaie de « rechercher plus haut comment s’était constituée, pour le sujet lui-même, l’expérience de sa sexualité comme désir »4. Dans L’usage des plaisirs, il se propose ainsi d’étudier les « arts de l’existence » cultivés dans l’Antiquité greco-romaine. Ce sont, écrit-il, « des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style »5. N’y aurait-il pas là un mélange paradoxal de contrainte et de liberté dans cette esthétique de l’existence foucaldienne qui ne permettrait à l’individu de s’affranchir des injonctions extérieures qu’au prix d’un assujettissement à des préceptes qu’il se donne à lui-même ? Il est à préciser que cet auto-assujettissement permettant une stylisation de l’existence nécessite certaines conditions préalables. Il n’est en effet réservé qu’à une partie bien définie de la population. Les esclaves en sont exclus, ainsi que les femmes. Ces dernières, écrit Foucault, « n’apparaissent qu’à titre d’objets ou tout au plus de partenaires qu’il convient de former, d’éduquer et de surveiller, quand on les a sous son pouvoir, et dont il faut s’abstenir quand elles sont sous le pouvoir d’un autre (père, mari, tuteur) »6. Ainsi, seule la population masculine est en mesure de donner à son existence une forme. Et, au sein même de cette population, une seconde sélection a lieu : pour accéder à une pratique de soi, précise Foucault dans son cours du 27 janvier 1982, il faut avoir « la capacité de pratiquer l’otium, la skholê, le loisir cultivé, ce qui représente une ségrégation plutôt de type économique et social »7. Ces exercices qui permettent de se gouverner soi-même ne sont donc pratiqués que par ceux qui peuvent se les permettre : « les exigences d’austérité […] étaient plutôt un supplément, et comme un “luxe” uploads/Philosophie/ la-vie-comme-oeuvre-d-art-formes-d-exist-pdf 1 .pdf

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