Hans Jonas et l’éthique de la responsabilité Bernard Sève, Article publié dans

Hans Jonas et l’éthique de la responsabilité Bernard Sève, Article publié dans la revue Esprit, en octobre 1990. — Droits de reproduction réservés. Nous remercions la revue Esprit de nous avoir accordé le droit de reproduire ce texte gracieusement sur notre site. Si l’on attend d’un livre de philosophie des concepts neufs, des thèses nettes, des arguments forts, alors le Principe Responsabilité de Hans Jonas est un grand livre de philosophie. Il donne beaucoup à penser sur plusieurs objets théoriques aujourd’hui au centre du débat public (le fondement de l’éthique, le rapport entre technologie et éthique, la maîtrise par l’humanité de sa propre puissance, la fragilité des équilibres naturels, la bioéthique), et même sur certains objets inattendus comme la rationalité de la peur. Sa traduction, due à Jean Greisch, est bienvenue : le lecteur français va enfin pouvoir lire un ouvrage qui fait depuis dix ans l’objet de nombreuses discussions à l’étranger (1). Ce livre riche contient plusieurs types d’idées dont le lien est parfois problématique ; je vais d’abord en exposer les thèses et arguments principaux (sans toujours respecter la démarche, assez sinueuse, de l’auteur), avant d’indiquer et de discuter certaines difficultés de la position de Jonas (2). T echnologie et responsabilité indéfinie L’idée de départ est que la puissance technologique moderne crée un type de problèmes éthiques inconnus jusqu’à ce jour (ce que Jonas appelle « transformation de l’essence de l’agir humain »). Avant l’homme pouvait penser (à tort ou à raison) que ses interventions techniques sur la nature étaient superficielles et sans danger, que la nature rétablirait elle-même ses équilibres fondamentaux, et qu’au fond pour chaque génération nouvelle la nature était exactement telle que la génération précédente l’avait trouvée. Aujourd’hui, nous savons (ou devrions savoir) que notre technologie peut avoir des effets irréversibles sur la nature, de par son ordre de grandeur et sa logique cumulative. L’ordre de grandeur se mesure en quantité d’énergie dépensée par tête, mais aussi en traces physiques géographiques et en rebuts de « qualité » inédite (les déchets nucléaires, par exemple, qui resteront dangereux pendant des millénaires). La logique cumulative de la technique moderne est une chose connue ; Jonas parle d’effet boule de neige, ou d’inertie dynamique ; l’idée est que la puissance technologique nous impose les conditions non seulement de son maintien, mais 1 surtout de son renforcement : logique de la fuite en avant ; la technique exerce une véritable contrainte, « anonyme » (p. 176), sans sujet (personne ne veut cette logique), non maîtrisable. Un des ressorts de cet auto-accroissement sans fin de la puissance technique est la nécessité où sont les hommes de réparer les dégâts dus à la technologie, par de nouvelles innovations techniques qui créent elles-mêmes de nouveaux problèmes, et ainsi de suite (p. 245). Ainsi, la technique moderne se comporte comme une « nature », c’est-à-dire une nécessité, un cadre imposé ; la technique est même, « d’une certaine manière, devenue sauvage » (p. 224) ; il faut donc la domestiquer. Cela conduit Jonas à distinguer trois pouvoirs : pouvoir du premier degré, celui que l’homme exerce sur la nature, grâce à la technique ; pouvoir de second degré, qui est cet « automouvement », cette impulsion sans frein de la technique, véritable force naturelle sans intelligence et sans but : ce pouvoir est celui de la technique, il correspond à l’impuissance où se trouve l’homme de confronter le développement technique ; le pouvoir de troisième degré serait le pouvoir (est-il possible ?) que l’homme devrait s’assurer sur la technique. Le paradoxe est que l’homme contrôle la nature par le moyen d’une technique qu’il ne contrôle pas (3). Cette indispensable domestication de la technique ensauvagée exige une autolimitation, volontariste et dure, de la croissance. Jonas ne se fait pas d’illusions sur la possibilité que les pays développés prennent de telles mesures restrictives ; il dit simplement que si nous ne le faisons pas, tôt ou tard la nature nous ramènera violemment à la réalité (exemple type : le rapport défavorable entre croissance démographique et accroissement de la nourriture disponible, en tenant compte de tous les facteurs). C’est sur ce fond de catastrophe possible que se construit le nouveau concept de responsabilité. L’ancien concept de la responsabilité : c’était avoir à répondre de ses faits et gestes, en subir les conséquences, réparer le tort causé à autrui ; l’ancienne responsabilité est donc mesurée sur ce qui a été fait, sur l’action effective. « Or il y a encore un tout autre concept de responsabilité qui ne concerne pas le calcul ex post facto de ce qui a été fait, mais la détermination de ce qui est à faire ; un concept en vertu duquel je me sens responsable non en premier lieu de mon comportement et de ses conséquences, mais de la chose qui revendique mon agir » (p. 132). L’objet propre de cette nouvelle responsabilité, c’est la possibilité d’une perpétuation indéfinie de l’humanité dans l’avenir. À partir du moment où l’homme a la puissance matérielle de détruire l’humanité (ou les conditions de vie d’une humanité future), il a en même temps de nouvelles obligations (4). C’est là l’une des idées les plus fortes de Jonas : le devoir est pensé non à partir du faire effectif, mais à partir du pouvoir faire. Pouvoir oblige — au sens strict de l’obligation morale. « Le bien-être, l’intérêt, le sort d’autrui ont été remis entre mes mains du fait des circonstances ou d’une convention, ce qui veut dire que mon contrôle sur cela inclut en 2 même temps mon obligation pour cela » (p. 134 ; cf. aussi p. 177- 179). Cette obligation n’est pas d’essence contractuelle (l’obligation contractuelle n’est obligation qu’en un sens affaibli). C’est parce que nous avons le pouvoir de provoquer (fût-ce par négligence et insouciance — qui sont plus à craindre que le déchaînement du feu nucléaire) la destruction des conditions nécessaires à la perpétuation de la vie humaine (et à une perpétuation dans des conditions réellement humaines) que nous avons l’obligation de tout faire pour préserver la possibilité d’une telle vie future. Nous sommes responsables du monde que nous laisserons après nous. La responsabilité porte sur l’avenir, elle porte sur l’existence même d’un avenir et elle est exigée par lui : cette responsabilité procède de l’avenir, si étrange que cela paraisse. Il y a une efficacité de ce qui n’existe pas encore : sur notre conscience et notre devoir. Une telle responsabilité est, par principe, indéfinie ; mais elle est impérieuse. Cela est entièrement nouveau : « Nulle éthique antérieure n’avait à prendre en considération la condition globale de la vie humaine et l’avenir lointain et l’existence de l’espèce elle- même » (p. 26). Deux propriétés en découlent : la responsabilité est une relation non réciproque, unilatérale je suis obligé par l’humanité à venir qui, n’existant pas présentement, ne saurait être dite obligée à quoi que ce soit à mon endroit) ; son objet est le précaire, le périssable en tant que périssable : il s’agit de maintenir réelle la possibilité d’une existence après nous (p. 126). « On peut seulement être responsable pour ce qui change, pour ce qui est menacé de dépérissement et de déclin, bref pour le périssable dans son caractère périssable » (p. 174). Hans Jonas entend bâtir une éthique complète sur ce principe (5). Le Principe Responsabilité est un élément (le principal, mais non le seul) d’un ensemble plus vaste. En amont, The Phenomenon of Life. T oward a Philosophical Biology (1963), traduit en allemand sous le titre Organismus und Freiheit. Ansätze zu einer Philosophischen Biologie (1973), et Macht oder Ohnmacht der Subjektivität ? Das Leib-SeeleProblem im Vorfeld des Prinzips Verantwortung (1981), exposent la métaphysique de la biologie sous-jacente à l’éthique de la responsabilité ; en aval, T echnik, Medizin und Ethik. Zur Praxis des Prinzips Verantwortung (1985) et divers articles exposent la casuistique concrète selon le principe de la responsabilité. Si important qu’il soit, le Principe Responsabilité reste à certains égards incomplet, comme Jonas le souligne lui-même (p. 15). Le concept de responsabilité s’exprime sous forme d’un impératif catégorique, dont Jonas donne quatre formulations (p. 30-31). En voici deux : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie. » Un peu à la manière de Kant, Jonas commence par formuler et 3 expliquer l’impératif catégorique avant de chercher à le fonder, à le « déduire » — c’est-à-dire avant de montrer pourquoi il est catégorique. Là est le point décisif. Car à première vue cet impératif est très raisonnable, et la plupart des hommes le reconnaîtraient sans doute comme un contenu jusque-là implicite de leur conscience morale ; c’est en fait moins son contenu que son caractère catégorique, inconditionnel et intransigeant, qui va entraîner d’importantes, voire paradoxales conséquences. C’est cette catégoricité qui va obliger à prendre au sérieux, au pied uploads/Philosophie/ hans-jonas-et-l-x27-ethique-de-la-responsabilite.pdf

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