Revue des Sciences Religieuses Heidegger et maître Eckhart Philippe Capelle Cit

Revue des Sciences Religieuses Heidegger et maître Eckhart Philippe Capelle Citer ce document / Cite this document : Capelle Philippe. Heidegger et maître Eckhart. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 70, fascicule 1, 1996. Les mystiques rhénans. pp. 113-124; doi : https://doi.org/10.3406/rscir.1996.3350 https://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1996_num_70_1_3350 Fichier pdf généré le 02/05/2018 Résumé Heidegger ne fût point seulement un lecteur assidu de l'œuvre d'Eckhart, il a forgé dans son inspiration, les déterminations les plus profondes de sa direction de pensée. Le présent article s'efforce d'examiner deux registres sur lesquels, depuis les premiers travaux philosophiques de 1915 jusqu'aux écrits des années 1950, s'est ainsi jouée la référence heideggerienne à Eckhart : le projet d'une phénoménologie de la religion d'une part et l'établissement d'une nouvelle topique articulant « pensée de l'être et attente du dieu » d'autre part. Apparaissent alors les lieux d'un rapport ambivalent dans lequel les motifs de la pensée eckhartienne et ses concepts fondamentaux ont été ressaisis aux plans de la vie facticielle et de l'histoire de l'Etre. Abstract Heidegger and Meister Eckhart. Heidegger was not only a faithful reader of the work of Eckhart, but he forged under the inspiration of the latter the most profound determinations of the direction of his thought. The present article attempts to examine two registers on which, from his first philosophic works of 1915 to his writings after 1950, were played out the references to Eckhart by Heidegger : the project of a phenomenology of religion, on one hand, and on the other hand the establishment of a new commonplace articulating « the thought of being and the expectation of God ». At this point there appears an ambivalent relationship in which the motives of the thought of Eckhart and his fundamental concepts have been recaptured on the level of factitious life and the history of Being. Revue des sciences religieuses 70 n° 1 (1996), p. 113-124 HEIDEGGER ET MAITRE ECKHART « Wie der alte Lèse- und Lebe-meister Eckhehardt sagt... (Comme le dit le vieux maître, de qui nous apprenons à lire et à vivre, Eckhart...) » (1) M. Heidegger Heidegger ne fût point seulement un lecteur assidu de l'œuvre d'Eckhart, il a forgé dans son inspiration, les déterminations les plus profondes de sa direction de pensée. Depuis les premiers travaux philosophiques de 1915 jusqu'aux écrits des années 1950, la référence à Eckhart, explicite ou non, illustre en effet singulièrement ce que lui-même a indiqué de son rapport à la foi et à la théologie : « Sans cette provenance théologique, je ne serais jamais parvenu sur le chemin de la pensée. Mais provenance, pour qui s 'avance plus loin, demeure toujours avenir » (2). Le vocabulaire de la provenance ne dit pas simplement l'« enracinement » de Heidegger dans le monde socio-catholique, non plus seulement sa « dette » vis-à-vis des schemes fondamentaux de la théologie, catholique et protestante ; il indique aussi ce que la présente étude, modestement, voudrait contribuer à relever : un rapport ambivalent qui a nourri sa sortie des résolutions de la théologie chrétienne. 1. Vers une phénoménologie de la religion Dès 1914, au lendemain du Motu proprio de Pie X, exigeant de tout enseignant en Université catholique, une stricte fidélité à la pensée de Thomas d'Aquin, Heidegger donne les premiers signes d'un éloignement, qui s'avérera sans retour, de la doctrine catholique. De plus en plus assuré de sa vocation philosophique, il revendique farouchement l'autonomie de la philosophie vis-à-vis de toute autorité (1) « Der Feldweg » in Denkerfahrungen, Francfort, Klostermann, p. 39. (2) Untenvegs zur Sprache, Pfullingen. Neske, 1959, p. 96. 114 P. CAPELLE théologique et ecclésiastique. Même si, pour des raisons liées à l'obtention d'une bourse, il fait encore en décembre 1915, obédience scolastique, sa production intellectuelle se trouve déjà engagée dans une direction nouvelle. C'est dans un tel contexte de conflit intérieur qu'interviennent les premières références à Eckhart. La première occurrence est située au premier chapitre de la Dissertation d'Habilitation du printemps 1915, sur «Duns Scot». Elle intervient à propos de la notion d'Unum et de l'ouvrage publié alors par H. Rickert, son directeur de thèse : Das Eine, die Einheit und die Eins. Bemerkungen zur Logik des Zalhbegriffes. Heidegger rapporte la thèse « scotiste » qui établit la donnée d'antériorité vis-à-vis de toute détermination de forme catégoriale : « Tandis que nous tenons une réalité objective sous notre regard intellectuel, il peut y avoir un doute sur le genre de catégorie dans laquelle elle se tient, et si la réalité existe en soi ou dans un autre ; son caractère de réalité n 'est pas encore déterminé, et cependant un quelque chose est donné » (3). Cette situation épistémologique, précise-t-il, a été rassemblée sous le vocable d'Ens, « catégorie des catégories » qui renvoie comme telle au donné non-catégorial de l'objet ; elle a été saisie en monde scolastique, sous le nom de Transcendentia : « Un Transcendens est ce qui n'a au-dessus de soi aucune catégorie dans laquelle il pourrait être compris ; on ne peut rien en dire de plus. Ce caractère d'ultimité (Letzheitscharakter) de Y Ens comme objectivité en général est l'essentiel d'un Transcendens » (4) ; les trois transcendantaux Unum, Verum et Bonum sont ainsi également indicateurs de cette originalité. Mais Y Ens a ceci en propre qu'il indique le coefficient de « relation » de l'objet. Parce que Duns Scot les a lui-même pensées, les différences à l'intérieur même du concept de Y Unum ne sont pas, fait remarquer Heidegger, étrangères à la Scolastique, « sans quoi Rickert n'aurait pu placer en tête de sa remarquable étude, une phrase de Maître Eckhart ». « Duns Scot » et la scolastique avaient vu ce que Rickert a su remettre en valeur : la constitution essentiellement relative de l 'objet, tout unique qu 'il soit. Pris dans un rapport irréductible, celui-ci ne saurait donc être pensé sous le vocable logique « Un » : il est en réalité « un quelque chose et dans l 'être-quelque chose, le non-être l'autre (...) L'un et l'autre sont donnés immédiatement avec l'objet : ce n'est pas l'Un, ni même le chiffre "un" (3) « Die Kategorien- und Bedeutungslehre des Duns Scotus », in Friihe Schrif- ten, Francfort, Klostermann, p. 156, trad. fr. FL. Gaboriau, Traité des catégories et de la signification chez Duns Scot, Paris, Gallimard, 1970, p. 47. Martin Grabmann, en 1921, a montré que ce traité médiéval De modis significandi avait été composé non pas par Duns Scot mais par Thomas le Recteur de l'Ecole Saint-Séverin-et- Saint- Jacques d' Erfurt. (4) Ibid., p. 157 ; trad. fr. p. 48. HEIDEGGER ET MAÎTRE ECKHART 1 1 5 comme contraire de "deux" qui sont l'origine véritable de la pensée comme emprise sur l'objet, mais l'Un et l'Autre, /Tiétérothésis » (5). Dans le chapitre de conclusion du même ouvrage, rédigé probablement pendant l'année 1916 (6), la mention de Maître Eckhart s'inscrit dans le projet désormais clairement affiché d'une phénoménologie de la religion. Au terme du chapitre d'introduction, Heidegger avait, dans cette perspective, évoqué deux directions de recherche : d'une part, une histoire philosophique de la logique scolastique au Moyen-âge, d'autre part, et contre le « psychologisme », une histoire de la Psychologie scolastique axée sur la découverte de l'intention- nalité : « Pour la pénétration décisive de ce caractère fondamental de la psychologie scolastique, je considère comme particulièrement urgente une étude philosophique, plus exactement phénoménologique, des écrits mystiques, moraux et ascétiques de la Scolastique médiévale. C'est seulement par ces chemins-là que l'on s'orientera vers le cœur de la vie (zum lebendigen Leberi) médiévale, telle qu'elle pût fonder, vivifier et fortifier décisivement toute une époque de la culture » (7). Heidegger précise en fin d'ouvrage son diagnostic : il est erroné de séparer dans la philosophie chrétienne du Moyen-âge, « Scolastique » et « Mystique », à la manière dont on sépare classiquement le « rationnel et l'« irrationnel ». L'une et l'autre en réalité, participent d'une même « vision du monde » : « La philosophie quand elle devient produit rationnel, coupé de la vie, est sans force, tandis que la mystique comme vécu irrationnel est sans but » (8). Le type de phénoménologie qu'il s'agira dès lors de produire, honorera la vocation même de la philosophie : non point tenter des résumés toujours provisoires de la totalité du savoir, mais réussir « une percée dans la véritable effectivité et la vérité effective (Durch- bruch in die wahre Wirklichkeit und wirkliche Wahrheit) » (9). Cette courte mais dense expression est traversée par les deux figures de Hegel et de Eckhart. D'une part, l'ensemble de la finale de la Dissertation peut être lue comme un hymne à la pensée de Hegel - à laquelle Heidegger, grâce à Cari Braig, avait été initié quatre ans plus tôt (10) : «L'esprit vivant est comme tel essentiellement un esprit historique » ; avec « la plénitude de ses productions » (...) « nous est donné un moyen sans cesse croissant de concevoir vitalement l 'esprit (5) Ibid., p. 160; trad. fr. p. uploads/Philosophie/ heidegger-et-eckhart.pdf

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