rgeu LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — LITTÉRATURE RUSSE ‐ ÉTUDES — Benjamin Fon
rgeu LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE — LITTÉRATURE RUSSE ‐ ÉTUDES — Benjamin Fondane 1898 — 1944 CHESTOV, KIERKEGAARD ET LE SERPENT 1934 Article paru dans les Cahiers du Sud, n° 164, 1934. Fragment d’une étude sur Sœren Kirkegaard, qui fait partie d’un li- vre sur « La Conscience Malheureuse », chez Bergson, Chestov, Freud, Husserl, Heidegger etc... « Là où se trouve l’arbre de la connaissance, se trouve aussi le paradis. Ainsi parlent les vieux et les plus jeunes serpents. » NIETZSCHE. « Il est temps qu’apparaisse l’opposition supérieure, ou plutôt la vraie opposition, celle de la Nécessité et de la Li- berté qui, seule, amène notre recherche au cœur de la Phi- losophie » — écrivait Schelling, tout au début de son traité portant sur « La Liberté Humaine ». Voici un texte qu’auraient pu mettre en épigraphe tant Léon Chestov que Sœren Kirkegaard, sur la première page de leur oeuvre, si... si Schelling avait entendu par là une véritable « opposi- tion » entre la nécessité et la liberté, je veux dire une lutte acharnée à la vie et à la mort et non une opposi- tion dialectique qui déjà préfigure Hegel ; si Schel- ling n’avait pas craint tout comme Hegel « une philoso- phie du déchirement interne et du désespoir de la Rai- son », et s’il n’avait pas écrit : « Car c’est bien l’âme qui produit les pensées, mais la pensée, une fois produite, est une puissance autonome continuant à agir pour 3 son compte, arrivant même dans l’âme humaine à une in- tensité telle qu’elle opprime sa propre mère et qu’elle la fait ployer sous sa loi ! » Cette « pensée », promue au rang de « puissance auto- nome », pressée de produire d’elle-même une image qui épuisât le réel et amenât celui-ci, en un point du miroir où une première ressemblance fortuite sera vite déclarée éter- nelle après avoir été nommée « identité », — cette « pen- sée », dis-je, n’aura de cesse qu’elle n’ait résolu l’antagonisme nécessité-liberté dans une unité supérieure : l’Esprit, par exemple — on trouve déjà l’Esprit chez Schel- ling — et n’ait obtenu que l’on écrive : nécessité et liberté. Après cela, la nécessité ayant donné naissance, tout comme les corps radioactifs, à deux nouveaux corps : le bien et le mal, sans rien perdre de son propre poids, et sans projeter une trop vive lumière sur les principes mômes de cette génération, Schelling écrira en toute tranquillité : « Or, selon l’idée réelle et vivante de la Liberté, elle est le pouvoir du Bien et du Mal ». Mais le Bien et le Mal étant, comme toute l’éthique, un sous-produit de la nécessité, la définition de Schelling se ramène en somme à ceci que l’idée « vivante » et « réelle » de la Liberté est le pouvoir de la Nécessité. Car, dit-il, « nier le mal, d’une façon ou d’une autre... c’est faire disparaître l’idée réelle de Liber- té ». La philosophie n’est plus, par conséquent, la mise en oeuvre d’une opposition vivante, d’un antagonisme réel en- tre la Nécessité et la Liberté, mais une opposition « fic- tive » entre la Nécessité divisée avec elle-même, un conflit passager au sein d’une seule puissance, un procès dialecti- que que se doit de résoudre l’Esprit, cette « puissance au- tonome » qui bien que née de l’âme, agit pour son pro- 4 pre compte et opprime sa propre mère « qu’elle fait ployer sous sa loi. » C’est par de tels moyens que Schel- ling pensait sauver la liberté, comme plus tard Nietz- sche sauva l’immortalité de l’âme sous le nom de « Re- tour Éternel », et Bergson sauva Dieu sous le nom de l’ « Élan Vital ». La dernière métaphysique en date, celle du philosophe allemand Heidegger, n’ira pas beaucoup plus loin : la liberté de Heidegger n’est qu’une liberté à la mort, liberté d’obéir à la nécessité. Et le problème fondamental de sa métaphysique ne sera plus celui de Schelling : « la vraie opposition, celle de la Liberté et de la « Nécessité », ni celui — ou ceux — de Kant : problèmes de Dieu, de l’immortalité de l’âme et du libre-arbitre, mais seulement celui-ci : « Pourquoi en général y a-t-il de l’Être ? Pour- quoi l’Être plutôt que le Néant ? » Ce n’est pas trop s’avancer que de poser l’hypothèse d’un Dostoïewski n’ayant pas lu Schelling, pas plus qu’il n’avait lu Kant ou Hegel ; cependant il faut croire que Dos- toïewski apprit comme tout le monde, ne fut-ce que par les journaux, ne fut-ce que par la prétention à l’ultime vérité de deux et deux font quatre, que la métaphysique venait d’être condamnée à mort et que personne n’avait relevé le défi de la cause jugée. Il se passa alors une chose insolite : seul, dans son souterrain, Dostoïewski contesta le bien- fondé du jugement implacable. Mais qui était ce Dos- toïewski ? Un grand écrivain de la terre russe, sans doute ; mais pas un philosophe, à coup sûr ! De plus, même Dos- toïewski n’osa soulever cet incident dans une chaire, dans la rue, voire dans un tonneau, comme Diogène. C’est dans son souterrain qu’il parla, c’est comme un homme du sou- 5 terrain qu’il présenta sa requête, ou plutôt qu’il cria son indignation. C’est dans son immonde souterrain qu’il cracha sur les évidences, brava le deux et deux font quatre, s’enhardit jusqu’à tirer la langue aux éviden- ces et clama que si la raison s’emparait même de l’absurdité et du chaos, l’homme — celui du souter- rain, s’entend — saura lui échapper : il deviendra fou « exprès ». Ce sont là des paroles honteuses et dont Dostoïewski lui- même eût honte, car dès qu’il put quitter le souterrain et redevint Dostoïewski, c’est-à-dire un grand écrivain de la terre russe, il bazarda son souterrain et parla raisonnable- ment, comme tout le monde. Il admit que deux et deux fis- sent quatre, accepta que la pensée fût une « puissance au- tonome » et ne s’indigna plus contre cette puissance, qui, née de l’âme, opprimait sa mère et la ployait sous sa loi. Il vanta l’âme russe, parla de la conquête de Constantino- ple, du pan-slavisme et envoya au bagne, ou en Sibérie, les propres personnages de ses romans — qui n’étaient par ail- leurs, que les hommes mêmes du souterrain, acceptant par là « que l’idée réelle et vivante de la Liberté, n’est que le pouvoir du Bien et du Mal ». Ce fut donc un joli scandale le jour où Léon Chestov déclara inopinément que le véritable Dostoïewski, il fallait le chercher dans le voyou insuppor- table du souterrain et que c’était à ce voyou, et non à Kant, que revenait le mérite d’avoir écrit la critique de la Raison Pure. Car, sans s’en douter, l’auteur des « Possé- dés » et des « Mémoires d’un Souterrain », avait jugé la raison avec autre chose que la raison ; et d’abord, il avait 6 jugé la Raison ; cela n’était plus arrivé depuis fort long- temps. Mais, pendant que Dostoïewski écrivait dans son souter- rain la Critique de la Raison Pure, dans un autre souterrain, situé au Danemark, Kirkegaard s’époumonait à crier : « Je trouve un apaisement à me comporter dans mon micro- cosme de la façon la plus macrocosmique ». Il ne deman- dait pas qu’on instituât au centre de la philosophie l’opposition liberté-nécessité, et encore moins qu’on décla- rât que l’idée vivante de la Liberté fut le pouvoir du Bien et du Mal, mais criait sur les toits qu’il fallait « suspendre l’éthique » — c’est-à-dire justement le bien et le mal — et demandait, à bout de souffle, du « Possible ! » — c’est-à- dire de l’impossible. Cependant, le souterrain de Kierkegaard ne ressemblait guère à celui de Dostoïews- ki ; c’était un drame atroce qu’il y avait enfermé ; il le ca- chait ce drame, sachant combien il est ridicule d’étaler de- vant les yeux du monde un évènement intime, mais il sor- tait néanmoins dans la rue pour s’attaquer ouvertement aux philosophes, aux chrétiens et aux évêques. Il n’avait pas honte de sa honte, lui ; il connaissait Schelling et He- gel ; et son souterrain à lui était solide puisque bâti sur la dialectique, cette même dialectique dont ses adversaires s’étaient revêtu pour se rendre inexpugnables. D’un voyou, il était aisé de se défaire ; mais Kirkegaard n’était pas un voyou ; c’était bel et bien un élève de Hegel. Quel que fût par conséquent son goût pour le scandale, le paradoxe, on était en droit d’espérer qu’avec lui, les choses finiraient par s’arranger. Elles ne s’arrangèrent point. Il fal- lut chercher un biais ; comme il avait été hégélien, il parlait à la manière de tous les disciples, bien que pour dire au- 7 tre chose, le même langage que Hegel. C’était toujours ça de gagné. Pourvu que le uploads/Philosophie/ fondane-chestov-kierkegaard-et-le-serpent-pdf.pdf
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- Publié le Sep 19, 2022
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