LA DELEUZIANA – RIVISTA ONLINE DI FILOSOFIA – ISSN 2421-3098 N. 4 / 2016 – GEOP

LA DELEUZIANA – RIVISTA ONLINE DI FILOSOFIA – ISSN 2421-3098 N. 4 / 2016 – GEOPOUVOIR : UNE STRATO-ANALYSE DE L’ANTHROPOCENE 105 Cosmos, Cosmologie et Cosmotechnique1 par YUK HUI (traduction de Benoît Dillet) Abstract In this extract from The Question Concerning Technology in China, Yuk Hui attempts to define the concept of cosmotechnics, that he uses both as a hypothesis and a result from his reflections on the place of technics and nature in Chinese metaphysics. Yuk formulates the overall question of his book in the following way ‘if one admits that there are multiple natures, is it possible to think of multiple technics, which are different from each other not simply functionally and aesthetically, but also ontologically and cosmologically?’ For him, it is urgent in the Anthropocene to envisage a new perspective on technics (beyond Prometheanism) by confronting different cosmologies. Nous pourrions nous demander si l’analyse de Leroi-Gourhan des faits techniques ne suffit pas pour expliquer différentes technicités. Il est vrai que Leroi-Gourhan a brillamment documenté les tendances techniques et la diversification des faits techniques dans son travail, en documentant les différentes généalogies de l’évolution technique et les influences du milieu ou de la fabrication des outils et produits. Pourtant, sa recherche a une limite (et c’est peut-être ce qui constitue à la fois la force et la singularité même de sa recherche) qui semble provenir de son accent porté sur l’individualisation des objets techniques pour en construire une généalogie technique ou une hiérarchie technique applicable à travers les différentes cultures. De cette perspective, nous comprenons pourquoi de manière délibérée il se serait limité à une explication de la genèse technique à partir de l’étude du développement des outils. Comme il le déplore dans le postscriptum de L’Homme et la matière, écrit trente ans après sa première publication, les ethnographies classiques dédient leur premier chapitre à la technique, pour ensuite se tourner immédiatement vers les aspects sociaux et religieux pour le reste de l’ouvrage (Leroi-Gourhan 1971 : 315). Dans le travail de Leroi-Gourhan, la technique devient autonome, c’est-à-dire qu’elle agit comme une lentille à travers laquelle l’évolution de l’être humain, de la civilisation et de la culture peut être saisie. Il est pourtant difficile d’attribuer la singularité aux faits techniques au 1 Ce texte est extrait du livre de Yuk Hui, The Question Concerning Technology in China: An Essay in Cosmotechnics (Urbanomic, 2016), pp. 18-33 (§2). L’équipe éditoriale de La Deleuziana tient à remercier Yuk Hui pour la publication de cette traduction inédite. LA DELEUZIANA – RIVISTA ONLINE DI FILOSOFIA – ISSN 2421-3098 N. 4 / 2016 – GEOPOUVOIR : UNE STRATO-ANALYSE DE L’ANTHROPOCENE 106 seul « milieu », et je ne pense pas qu’il soit possible d’éviter la question de la cosmologie et donc de la cosmotechnique. Permettez-moi de poser cette question sous la forme d’une antinomie kantienne : (1) la technique est anthropologiquement universelle, et puisqu’elle consiste en une extension des fonctions somatiques et de l’extériorisation de la mémoire, les différences produites dans les cultures s’expliquent en fonction du degré de circonstances factuelles infléchi à la tendance technique ; (2) la technique n’est pas universelle anthropologiquement ; les technologies dans différentes cultures sont affectées par les compréhensions cosmologiques de ces cultures, et acquièrent une autonomie uniquement dans un cadre cosmologique précis – la technique est toujours une cosmotechnique. La recherche d’une résolution de cette antinomie sera le fil d’Ariane de notre enquête. Je donnerai une définition préliminaire de la cosmotechnique ici : la cosmotechnique signifie l’unification entre l’ordre cosmique et l’ordre moral à travers les activités techniques (bien que l’expression d’ordre cosmique soit elle-même tautologique car le mot grec kosmos veut dire ordre). Le concept de cosmotechnique nous donne immédiatement un outil conceptuel pour dépasser l’opposition conventionnelle entre la technique et la nature, et pour comprendre que la tâche de la philosophe est celle de chercher et d’affirmer l’unité organique des deux. Dans le reste de cette introduction [du livre], je vais chercher ce concept dans le travail du philosophe Gilbert Simondon et ainsi que celui des anthropologues contemporains, en particulier Tim Ingold. Dans la troisième partie de Du Mode d’existence des objets techniques (1958), Simondon développe une histoire spéculative de la technicité, en affirmant qu’il n’est pas suffisant de seulement enquêter sur la filiation des objets ; il est aussi nécessaire de comprendre que cela implique « un caractère organique de la pensée et du mode d’être au monde » (Simondon 2012 : 213). Selon Simondon, la genèse de la technicité commence avec la phase « magique », dans laquelle nous trouvons une unité originaire qui précède la scission objet/sujet. Cette phase se caractérise par la séparation et la cohésion entre fond et figure. Simondon prend ces termes de la psychologie Gestalt, dans laquelle la figure ne peut pas être détachée du fond, et c’est le fond qui donne une forme, bien que la forme limite en même temps le fond. Nous pouvons concevoir la technicité de cette phase magique comme un champ de forces réticulé selon ce qu’il appelle des « points clés », par exemple les points culminants comme les montagnes, les rochers géants, ou les vieux arbres. Le moment magique privilégié, le mode originaire de la cosmotechnique, bifurque dans les techniques ou les religions, quand ce dernier retient un équilibre avec ce premier, dans l’effort continu d’arriver à l’unité. La technique et la religion produisent toutes les deux à la fois une partie théorique et une partie pratique : pour la religion, elles sont connues sous les noms d’éthique (théorique) et le dogme (pratique) ; pour la technique, ce sont la science et la technologie. La phase magique est un mode dans lequel il y a peu de distinction entre la cosmologie et la cosmotechnique, LA DELEUZIANA – RIVISTA ONLINE DI FILOSOFIA – ISSN 2421-3098 N. 4 / 2016 – GEOPOUVOIR : UNE STRATO-ANALYSE DE L’ANTHROPOCENE 107 car la cosmologie ne fait sens seulement lorsqu’elle fait partie d’une pratique quotidienne. Il y a une séparation seulement à partir de la période moderne où l’étude de la technologie et l’étude de la cosmologie (comme l’astronomie) sont définies comme deux disciplines différentes – une indication du détachement total de la technique avec la cosmologie, ainsi que la disparition de quelconque conception explicite d’une cosmotechnique. Et pourtant, il ne serait pas juste d’affirmer qu’il n’y pas de cosmotechnique à notre époque. Il y en a certainement une : c’est ce que Philippe Descola (2005 : 106) appelle le « naturalisme », c’est-à-dire cette antithèse entre la culture et la nature, qui a triomphée dans l’Occident dans le dix-septième siècle. Dans cette cosmotechnique, le cosmos est vu comme étant un stock ou une réserve exploitable, par rapport à ce que Heidegger appelle l’image du monde (Weltbild). Ici nous devrions affirmer que pour Simondon, il reste une possibilité de réinventer une cosmotechnique (bien qu’il n’utilise pas ce terme) pour notre temps. Dans un entretien sur la mécanologie, Simondon s’exprime admirablement à propos de l’antenne hertzienne en imaginant une convergence entre la technologie moderne et la géographie naturelle. Même si Simondon ne s’avancera pas plus sur ce sujet, autant que je sache, il sera notre tâche de poursuivre ses réflexions : Voyez cette antenne de télévision, en elle-même […] Elle est rigide, mais elle est orientée ; on voit qu’elle regarde au loin et qu'elle peut recevoir à partir d’un émetteur lointain. Pour moi, elle me paraît être plus qu’un symbole, elle me paraît représenter une espèce de geste, d'intention, de pouvoir, être presque magique, d’une magie contemporaine. Entre cette rencontre du haut-lieu et du point-clef qui est le point-clef de la transmission en hyperfréquences, il y a une espèce de « connaturalité » entre le réseau humain et la géographie naturelle de la région. Cela est un aspect de poésie, un aspect de signification et de rencontres de significations (Simondon 2014 : 415-416). De manière rétrospective, nous pourrions trouver la proposition de Simondon comme étant incompatible avec la distinction entre le magique et la science faite par Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage, publiée quelques années plus tôt (1962). La magie, ou plutôt la « science du concret », selon Lévi-Strauss (1962 : 21) ne peut pas être réduite à l’étape ou la phase de l’évolution technique et scientifique, alors que pour Simondon, nous l’avons vu, la phase magique occupe la première étable de la genèse de la technicité. La science du concret, selon Lévi-Strauss, est entrainée par l’événement et elle est orientée par le signe, alors que la science est entraînée par la structure et elle orientée par le concept. Pour Lévi-Strauss il y a une discontinuité donc entre les deux, mais il semble que cette discontinuité n’est seulement légitimée lorsque l’on compare la pensée mythique non-européenne avec la pensée scientifique européenne. Chez Simondon, dans autre côté, le magique retient une continuité avec le développement de la science et de la technologie. Je dirais même que ce à quoi Simondon laisse entendre dans la troisième partie de Du Mode d’existence des objets techniques est précisément LA DELEUZIANA – uploads/Philosophie/ hui-cosmos-cosmologie-et-cosmotechnique.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager