PHILOSOPHIES LE FÉTICHISME HISTOIRE D'UN CONCEPT PAR ALFONSO M. IACONO PRESSES

PHILOSOPHIES LE FÉTICHISME HISTOIRE D'UN CONCEPT PAR ALFONSO M. IACONO PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE PHILOSOPHIES Collection dirigée par Françoise Balibar, Jean-Pierre Lefebvre Pierre Macherey et Yves Vargas ISBN 2 13 044590 x ISSN 0766-1398 Dépôt légal — 1re édition : 1992, juin © Presses Universitaires de France, 1992 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris Sommaire 5 Du « fétiche » au « fétichisme » L'origine du mot « fétiche » et l'invention du concept de « fétichisme », 5 Van Dale, Fontenelle, Bekker : conformité des croyances religieuses et uniformité de la nature humaine, 7 Bosman, Des Marchais : les négriers et la description des « fétiches », 10 Lafitau : les « sorts » des « sauvages » américains et les « fétiches » des « nègres » africains, 14 Le « sauvage » devient « primitif », 16 Lafitau : la comparaison, 19 Fontenelle : une autre comparaison, 25 Hume, l'histoire conjecturale et l'origine de la religion, 31 39 Le fétichisme : l'invention de Charles de Brosses Détermination du concept, 39 Une théorie de la pensée primitive, 46 Le fétichisme dans les temps les plus reculés, 51 Le fétichisme avant le polythéisme, 54 Observateur, observation, faits observés, 61 65 Le fétichisme après Charles de Brosses 77 La théorie du fétichisme des marchandises chez Karl Marx Le problème théorique du fétichisme des marchandises, 77 Le déplacement de l'observateur dans la critique politique du jeune Marx, 79 La théorie du fétichisme de la marchandise, 82 Deux modèles historiques et deux modèles imaginaires, 91 La relation entre l'observateur et l'observation, 99 101 La fin du fétichisme en tant que concept ethnologique et sa transformation Marx et Freud, 101 Le contexte et l'observateur, 112 Un « immense malentendu », 116 Pour une histoire du concept de fétichisme, 120 Du « fétiche » au « fétichisme »* L'origine du mot « fétiche » et l'invention du concept de « fétichisme » Le mot « fétiche » vient du portugais feitiço, lequel vient à son tour du latin facticius, qui signifie « artifi- ciel » et s'applique à ce qui est le produit conjoint de l'habileté humaine et de la nature. Dans sa compo- sante non naturelle, il signifie soit fabriqué, soit faux, postiche, ou encore imité, et cette ambivalence du faux et du fabriqué dans le mot feitiço, pris comme subs- tantif, a débouché sur la notion de « sortilège »'. L'origine du terme est donc européenne. « Fé- tiche » est le nom donné par les Blancs aux objets de culte et aux pratiques religieuses des peuples et des civilisations de Guinée et d'Afrique occidentale, aux xve et xvre siècles. Il en va autrement de la notion de « fétichisme ». Ce concept d'une théorie générale de la religion des peu- ples « sauvages » et « primitifs » n'apparaît qu'en 1760, dans l'essai anonyme publié par le prési- dent Charles de Brosses, Du culte des dieux fétiches 2. • J'ai déjà donné une première formulation de ces idées sur l'histoire du concept de fétichisme dans mon précédent livre, Teorie del feticismo, Milano, Giuffrè, 1985. 1. Cf. D. Vieira, Grande Diccionario Portuguez ou Thesouro da Lingua Portugueza, HI, Porto, 1873, p. 623. Le mot feitico est dans .1. Barros, Déca- da I, 1552 (livr. 3, chap. 10 ; livr. 8, chap. 4 ; livr. 10, chap. 1). Sur l'origine et la diffusion du mot, cf. W. Pietz, The problem of the fetish, II (« The origin of the fetish »), Res, n. 13, printemps 1987, p. 23-45 ; cf. aussi les parties 1 et IIIa, Res, n. 9, printemps 1985, p. 5-17 et n. 16, automne 1988, p. 105-123. 2. Ch. de Brosses, Du culte des dieux fétiches ou Parallèle de l'ancienne re- ligion de l'Egypte avec la religion actuelle de la Nigritie, sans nom d'auteur 6 / Le fétichisme. Histoire d'un concept Dans la période qui sépare la naissance du mot « fétiche » et l'apparition du terme « fétichisme », on peut observer et appréhender le processus de diffusion et de généralisation de cette notion initia- lement élaborée dans le strict contexte guinéen, qui finit par s'appliquer à la totalité des peuples et civi- lisations « sauvages » et « primitifs ». La progres- sion de la colonisation blanche poussait à homogé- néiser au niveau théorique et idéologique la représentation des peuples et des civilisations assi- gnés au premier stade de l'échelle de l'évolution sociale et humaine. La notion de fétiche et le concept de fétichisme, pouvaient évidemment satis- faire cette idéologie coloniale dans le domaine de la religion. Les objets de culte désignés par les Eu- ropéens sous l'appellation de « fétiches » corres- pondaient à ce qui, conformément aux préjugés culturels des Blancs à l'égard de l'Autre, apparais- sait comme une condition de primordialité sociale et intellectuelle. La généralisation théorique opérée par Charles de Brosses lorsqu'au XVllle siècle il inventa et utilisa le concept de fétichisme pour désigner ce qu'il considé- rait comme le culte primordial de l'humanité est donc le résultat de la diffusion d'idées qui circulaient en Europe pendant tout le processus de la décou- verte, de la conquête et de la colonisation modernes. De Brosses réunit dans sa théorie du fétichisme `trois éléments : les résultats de la méthode comparative, avec l'idée de la conformité des religions, usages et moeurs chez les peuples anciens et chez les peuples ni de lieu (Genève), 1760. Le texte, revu par Madeleine V.-David, a été ré- édité dans la collection « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », Paris, Fayard, 1988. Par la suite nous citerons cet ouvrage à partir de cette édition. Du « fétiche » au « fétichisme » / 7 « sauvages » contemporains ; d'autre part, les conséquences de la discussion menée de son temps sur l'origine de l'humanité, à la suite de la décou- verte des peuples « sauvages » ; enfin l'idéologie du progrès. Van Dale, Fontenelle, Bekker : conformité des croyances religieuses et uniformité de la nature humaine Pour comprendre le passage de l'idée de fétiche à l'idée de fétichisme, il faut prendre en considéra- tion le domaine de la réflexion philosophique entre le XVIIe et le XVlIIe siècle, c'est-à-dire dans la période où l'on a cherché à éliminer le recours aux êtres surnaturels (Dieu, les démons...) dans la descrip- tion et l'explication des faits historiques. C'est-à- dire le contexte dans lequel des philosophes comme Hobbes ou Spinoza avaient discuté le problème de l'origine de la religion et des croyances des peu- ples, et où le Hollandais Antonius Van Dale, en 1683, avait écrit — dans le cadre d'une polémi- que avec les catholiques — que les démons n'étaient point les protagonistes des oracles, et qu'il était faux de dire que les oracles avaient cessé d'exister après la naissance du christianisme'. Fon- tenelle assura une grande diffusion aux thèses de Van Dale en publiant en 1686 une Histoire des oracles, qui est une adaptation de l'ouvrage hol- 1. A. Van Dale, De Oraculis Veterum Ethnicorum Dissertationes Duae, Amsterdam, 1700' (1" éd., 1683). Lors de la première édition de cet ou- vrage, Pierre Bayle en avait fait un compte rendu favorable : cf. Nouvelles de la République des Lettres, mars 1684, Amsterdam, 1715', t. 1, p. 1-18. 8 / Le fétichisme. Histoire d'un concept landais'. Les contributions de Van Dale et Fonte- nelle éliminèrent les démons du domaine de l'inter- prétation historique : un pas très important fut franchi vers la séparation entre l'objet de la théolo- gie et l'objet de l'étude des croyances religieuses. Ces dernières se trouvaient rapportées au domaine des études du comportement de la nature humaine. A la question sur les causes des fausses croyances, il convenait de répondre désormais dans les limites de la définition de la nature humaine. On allait donc construire une liaison entre l'interprétation historique et la théorie philosophique qui sera typique de la pensée du XVIIIe siècle et déterminera l'un des deux axes du développement de la mé- thode comparative. La définition de la nature hu- maine et de ses principes uniformes va devenir le fondement théorique de la comparaison entre les différentes croyances, moeurs et coutumes de peu- ples éloignés les uns des autres dans l'espace et dans le temps2. Un autre Hollandais, Balthazar Bekker, publia en 1691 une analyse comparative entre les religions païennes anciennes et les religions des « sauvages », 1. B. de Fontenelle, Histoire des oracles, édition critique par L. Mai- gron, Paris, Didier, 1971, Préface. Sur le rapport Dale-Fontenelle, l'His- toire des oracles, et la discussion qui s'ensuivit (Leclerc, Baltus, Bernard, Dumarsais), cf. L. Maigron, Fontenelle. L'homme, l'ouvre et l'influence, Paris, 1906 ; J.-R. Carré, La philosophie de Fontenelle ou le sourire de la raison, Paris, 1932; F. E. Manuel, The Eighteenth Century Confronts the Gods, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1959 ; M. Roelens, Introduction et noies à Fontenelle, Textes choisis, Paris, Editions Sociales, 1966 ; G. Paganini, Fontenelle et la critique des oracles entre libertinisme et clandestinité, Fontenelle. Actes du colloque tenu à Rouen du uploads/Philosophie/ iacono-alfonso-le-fetichisme.pdf

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