INTRADUISIBLE ET MONDIALISATION Entretien réalisé par Michaël Oustinoff Barbara
INTRADUISIBLE ET MONDIALISATION Entretien réalisé par Michaël Oustinoff Barbara Cassin C.N.R.S. Editions | « Hermès, La Revue » 2007/3 n° 49 | pages 197 à 204 ISSN 0767-9513 ISBN 9782271065568 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2007-3-page-197.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour C.N.R.S. Editions. © C.N.R.S. Editions. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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La deuxième mission de l’Amérique », vous citez Humboldt : « La pluralité des langues est loin de se réduire à une pluralité de dési- gnations d’une chose ; elles sont différentes perspectives de cette même chose et quand la chose n’est pas l’objet des sens externes, on a affaire souvent à autant de choses autrement façonnées par chacun2. » Cette citation trouve-t-elle à s’appliquer aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation ? Barbara Cassin – Oui, bien sûr. Ni plus ni moins qu’à l’époque de Humboldt. Nous parlons et nous pensons toujours en langues, et les langues ne sont pas superposables. Lorsqu’on suppose qu’elles le sont, elles se moquent de nous. Un simple exemple. Allez sur Google, à la rubrique « Traduire cette page ». Le résultat est saisissant. Partez de : « Et Dieu créa l’homme à son image », puis faites-le traduire en anglais, ce qui donne : « And God created the man with his image ». Retraduisez-le en français, puis à nouveau en anglais, et ainsi de suite jusqu’à obtenir une traduction stabilisée. On passe ainsi à « Et Dieu a créé l’homme avec son image », puis à « And God Created the man with his image », enfin à « Et Dieu a créé l’homme avec son image ». Voilà qui est sensiblement différent de notre point de départ ! Et en partant de l’allemand, la même procédure aboutit à « Et l’homme à son image a créé un dieu », dont on goûtera toute la saveur blasphématoire. M. O. – Est-ce à dire que la traduction automatique n’a, en réalité, que peu d’intérêt, au vu de telles limitations ? B. C. – Non, bien au contraire. La traduction automatique constitue, à l’heure de la mondialisation, un chantier immense, et du plus grand intérêt. Tout d’abord, les difficultés que rencontre la traduction Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.164.204.22 - 17/03/2020 18:35 - © C.N.R.S. Editions Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.164.204.22 - 17/03/2020 18:35 - © C.N.R.S. Editions Barbara Cassin 198 HERMÈS 49, 2007 automatique permettent de démontrer de manière éclatante que les langues ne sont pas interchangeables. Google, d’ailleurs, n’est nullement un cas isolé : la Communauté européenne, par exemple, utilise Systran, à l’heure actuelle le plus performant des traducteurs automatiques. Comment évite-t-il les contresens en cascade dont je viens de parler ? Si « Et Dieu créa l’homme à son image » donne tant de fil à retordre, c’est, notamment, en raison de la pluralité d’interprétations possibles de la préposition « à » : le point d’achoppement de la traduction est toujours, en effet, de l’ordre de l’homonymie, que l’on se place du point de vue de la syntaxe ou de la sémantique. Par conséquent, la traduction automatique contournera l’obstacle en recou- rant à des énoncés « désambigués », et, ce que l’on ne sait pas toujours, en se servant d’une unique « langue-pivot », à savoir l’anglais. L’ennui, pour reprendre la belle formule de Jacques Lacan, c’est qu’« une langue, entre autres, n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister »3. M. O. – Mais alors, comment fait-on pour « désambiguer » un énoncé ? B. C. – Là encore, je me contenterai de donner un exemple, celui du verbe « être », verbe polysé- mique par excellence, dont on connaît l’importance pour la philosophie grecque et, plus généralement, pour la culture du « monde occidental ». Cela revient en fait à se demander comment désambiguer le verbe to be, puisque l’on se sert de l’anglais comme langue-pivot. Pour cela, il suffit de recourir à WordNet (le logiciel mis au point par le laboratoire d’intelligence cognitive de l’Université de Princeton4) qui nous propose… pas moins de treize sens différents, non hiérarchisés, qui se recouvrent parfois partiellement, et sans aucun ordre intelligible de succession. On trouve ainsi la copule en 1, l’identité en 2, et l’existence en 4 (« Is there a God? »), alors que le lieu vient en 3 et que, sur le même niveau, on trouve des sens très pointus (sens 9 « incarner » : « Derek Jacobi était Hamlet ») ou très idiomatiques (sens 10 « passer ou prendre le temps » : « I may be one hour »), etc. Le résultat est évidemment problématique : les langues naturelles sont simplifiées à outrance pour pouvoir se couler dans le moule d’une langue conceptuelle neutre, en réalité très idiomatique, qui fait office de simple échangeur. L’offre multilingue tout comme l’offre de traduction, omniprésentes sur Google, pivotent effectivement toutes deux autour d’une seule et même langue, l’anglais, ou plus exactement, le globish. M. O. – Dans votre livre, vous citez d’Alembert : « Avant la fin du XVIIIe siècle, un philosophe qui voudra s’instruire à fond des découvertes de ses prédécesseurs sera contraint de charger sa mémoire de sept à huit langues différentes ; et après avoir consumé sa vie à les apprendre, il mourra avant de commencer à s’instruire. L’usage de la langue latine, dont nous avons fait voir le ridicule dans les matières de goût, ne pourrait être que très utile dans les ouvrages de philosophie, dont la clarté et la précision doivent faire tout le mérite, et qui n’ont besoin que d’une langue universelle et de convention5. » L’argument ne garde-t-il pas toute sa pertinence aujourd’hui, le latin ayant été supplanté par l’anglais ? Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.164.204.22 - 17/03/2020 18:35 - © C.N.R.S. Editions Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 181.164.204.22 - 17/03/2020 18:35 - © C.N.R.S. Editions Intraduisible et mondialisation HERMÈS 49, 2007 199 B. C. – Je plaide pour une tout autre conception de la différence des langues et du multilinguisme. Le Vocabulaire européen des philosophies6, que j’ai dirigé, prouve exactement le contraire de ce qu’avance d’Alembert, à commencer par l’idée selon laquelle on n’aurait besoin, dans les ouvrages de philosophie que d’une « langue universelle et de convention ». À nouveau, on pourrait reprendre l’exemple du verbe « être », que Schleiermacher qualifiait de « premier verbe », en ajoutant que « même lui » est « éclairé et coloré par la langue »7, mais la démonstration vaut en réalité pour toutes les entrées de ce Dictionnaire des intraduisibles : est-ce qu’avec mind on entend la même chose qu’avec Geist ou qu’avec esprit ? Pravda est- il un mot signifiant vérité ou justice ? Et mimêsis, est-ce représentation ou imitation ? Parler d’intradui- sibles ne signifie nullement que ces termes ne puissent être traduits, mais que l’intraduisible, c’est ce qu’on ne cesse pas de (ne pas) traduire, comme je l’explique dans la Présentation. D’une langue à l’autre, ce ne sont pas seulement les mots, mais également les réseaux terminologiques, les grammaires et les syntaxes, qui ne sont pas superposables, et de telles différences sont, non pas liées à une opacité contextuelle qu’il faudrait à tout prix « désambiguer » par le biais d’une langue universelle réduite à sa plus simple expres- sion, mais au contraire pourvoyeuses d’enrichissement, chaque langue étant comme un nouveau filet jeté sur le monde. De ce point de vue, l’anglais ne fait pas exception. M. O. – Que voulez-vous dire par là ? B. C. – Qu’il ne faut pas confondre langue de service et langue de culture. L’exemple de Google est à cet égard éclairant, puisqu’il érige le globish en modèle de communication universelle. Du coup, par rapport à cette langue, les autres font figure de dialectes : c’est le cas du français, de l’allemand, etc. mais également de l’anglais de Shakespeare ou de Joyce ! Un site comme Wikipédia est tout à fait caractéristique : certes, il se décline en de nombreuses langues, mais fait du consensus uploads/Philosophie/ intraduisible-et-mondialisation.pdf
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- Publié le Dec 31, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
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