M JACQUES BOUVERESSE Mathématiques et logique chez Leibniz / Mathematics and lo

M JACQUES BOUVERESSE Mathématiques et logique chez Leibniz / Mathematics and logic in Leibniz In: Revue d'histoire des sciences. 2001, Tome 54 n°2. pp. 223-246. Résumé RÉSUMÉ. — II est bien connu que Kurt Gödel a entretenu des relations intimes et privilégiées avec l'œuvre de Leibniz et s'est inspiré du projet leibnizien pour développer sa propre conception du rôle de la logique en général, des relations des mathématiques et de la logique et de la place qui doit être reconnue, dans la recherche mathématique elle-même, à la question des fondements et aux questions fondamentales en général. Partant de la façon dont elles ont été interprétées et utilisées par Gödel, l'article s'interroge sur ce qui, pour le logicien d'aujourd'hui, rend si modernes et si actuelles les idées de Leibniz concernant la démonstration et la démontrabilité, la formalisation et la mécanisation du raisonnement mathématique, le problème de la décision, etc., et sur les raisons pour lesquelles il ne semble pas du tout inquiété par l'idée que le formalisme pourrait constituer une menace pour la liberté de l'imagination et de l'invention mathématiques. Abstract SUMMARY. — It is a well-known fact that Gödel kept up a close contact with the work of Leibniz and found in the Leibnizian project inspiration for the development of his own conception concerning the role of logic in general, the relations between mathematics and logic, and the place which should be given, within mathematical research itself, to questions of foundations and to fundamental questions in general. Starting from the manner in which they are interpreted and used by Gödel, this paper reflects on what renders so modern for the contemporary logician Leibniz's ideas concerning proof and provability, the formalization and mechanization of mathematical reasoning, the decision problem, etc. I likewise examine the reasons why he was not deterred by the possibility that formalism might seem to threaten mathematical imagination and invention. Citer ce document / Cite this document : BOUVERESSE JACQUES. Mathématiques et logique chez Leibniz / Mathematics and logic in Leibniz. In: Revue d'histoire des sciences. 2001, Tome 54 n°2. pp. 223-246. doi : 10.3406/rhs.2001.2118 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_2001_num_54_2_2118 Mathématiques et logique chez Leibniz Jacques Bouveresse* RÉSUMÉ. — II est bien connu que Kurt Gôdel a entretenu des relations int imes et privilégiées avec l'œuvre de Leibniz et s'est inspiré du projet leibnizien pour développer sa propre conception du rôle de la logique en général, des relations des mathématiques et de la logique et de la place qui doit être reconnue, dans la recherche mathématique elle-même, à la question des fondements et aux questions fondamentales en général. Partant de la façon dont elles ont été interprétées et uti lisées par Gôdel, l'article s'interroge sur ce qui, pour le logicien d'aujourd'hui, rend si modernes et si actuelles les idées de Leibniz concernant la démonstration et la démontrabilité, la formalisation et la mécanisation du raisonnement mathémat ique, le problème de la décision, etc., et sur les raisons pour lesquelles il ne semble pas du tout inquiété par l'idée que le formalisme pourrait constituer une menace pour la liberté de l'imagination et de l'invention mathématiques. MOTS-CLÉS. — Mathématiques ; logique ; fondements ; formalisation ; com- plétude ; décidabilité. SUMMARY. — It is a well-known fact that Gôdel kept up a close contact whith the work of Leibniz and found in the Leibnizian project inspiration for the development of his own conception concerning the role of logic in general, the rela tions between mathematics and logic, and the place which should be given, within mathematical research itself, to questions of foundations and to fundamental ques tions in general. Starting from the manner in which they are interpreted and used by Gôdel, this paper reflects on what renders so modern for the contemporary logician Leibniz's ideas concerning proof and provability, the formalization and mechanizat ion of mathematical reasoning, the decision problem, etc. I likewise examine the reasons why he was not deterred by the possibility that formalism might seem to threaten mathematical imagination and invention. KEYWORDS. — Mathematics ; logic ; foundations ; formalization ; complete ness ; decidability. (*) Jacques Bouveresse, Collège de France, 11, place Marcelin-Berthelot, 75005 Paris. Rev. Hist. ScL, 2001, 54/2, 223-246 224 Jacques Bouveresse \ I La référence leibnizienne chez Gôdel Dans Russell's mathematical logic (1944), Kurt Gôdel distingue deux aspects fondamentaux différents de la logique : « La logique mathématique, qui n'est rien d'autre qu'une formulation précise et complète de la logique formelle, a deux aspects tout à fait diffé rents. D'un côté, elle est une section des mathématiques traitant de clas ses, relations, combinaisons de symboles, etc., au lieu de nombres, fonc tions, figures géométriques, etc. De l'autre, c'est une science, antérieure à toutes les autres, qui contient les idées et les principes sous-jacents à tou tes les sciences. C'est dans ce deuxième sens qu'elle a été conçue en pre mier lieu par Leibniz dans sa Characteristica universalis, dont elle aurait formé une partie centrale. Mais il a fallu presque deux siècles après la mort de Leibniz pour que cette idée d'un calcul logique réellement suffi sant pour le genre de raisonnement qui apparaît dans les sciences exactes soit mise en œuvre (tout au moins sous une certaine forme, sinon sous la forme que Leibniz avait en tête) par Frege et Peano (1). » Leibniz a, bien entendu, apporté une contribution tout à fait déterminante au premier aspect. Et il est même le premier à avoir reconnu tout à fait clairement que l'on peut proprement calculer sur bien autre chose que des nombres et qu'il peut par conséquent y avoir une mathématique non seulement des nombres, mais égal ement des concepts, des propositions, des classes et de bien d'autres choses. Mais, même si l'essentiel de la recherche en logique mathé matique est consacré aujourd'hui à cet aspect-là, l'intérêt de Gôdel, spécialement dans l'essai que j'ai cité, porte en fait principalement sur le deuxième. Partant de Leibniz, il en arrive, en passant par Gotllob Frege et Giuseppe Peano, assez rapidement à Bertrand Russell et il met alors entre parenthèses presque toutes les considé rations de détail qui ont trait « au formalisme ou au contenu mathématique » des Principia mathematica pour se concentrer essentiellement sur « le travail de Russell concernant l'analyse des concepts et des axiomes sous-jacents à la logique mathématique » (ce qui, comme le remarque Hao Wang, aurait probablement été un titre plus exact pour son essai). La façon dont il procède dans cet essai donne certainement une idée exacte de ce qu'il considère comme central dans la logique mathématique, telle qu'il la conçoit, (1) Kurt Gôdel, Russell's mathematical logic (1944), in Philosophy of mathematics, selected readings, ed. by Paul Benacerraf and Hilary Putnam, 2nd ed. (Cambridge : Camb ridge Univ. Press, 1983), 447. Mathématiques et logique chez Leibniz 225 et également du degré auquel il prend au sérieux le projet leibni- zien, y compris, ce qui est à la fois un peu difficile à comprendre et assez déconcertant, pour ce qui est des vertus heuristiques tout à fait prodigieuses que lui attribuait Leibniz. Gôdel a étudié Leibniz de façon assez systématique dans les années 1943-1946, à un moment où il avait cessé pour l'essentiel de faire des recherches dans la logique proprement dite et où, comme le dit Wang, son travail est devenu plus philosophique que mathé matique. On sait aussi que ses papiers contiennent de volumineux cahiers de notes sur Leibniz et sur la littérature qui lui est consacrée. De tous les philosophes, c'est certainement Leibniz qui était à ses yeux le plus grand et qui l'a le plus influencé. Nous savons qu'il l'admirait d'une façon presque inconditionnelle et qui n'est pas simplement celle que l'on porte à un grand ancêtre histo rique : il considérait, en effet, comme tout à fait possible de remettre aujourd'hui en chantier un grand programme de métaphys ique rationaliste aussi ambitieux que l'avait été le sien. D'après Wang, « Gôdel semble être d'avis que Leibniz a considéré toutes les choses réellement fondamentales et que ce dont nous avons besoin est de voir ces choses plus clairement (2) ». Cela concorde tout à fait avec la tendance générale de Gôdel à considérer que deux ou trois siècles supplémentaires de philosophie ont changé réellement peu de chose à notre compréhension des choses fonda mentales en philosophie et que la tâche principale reste aujourd'hui comme hier de chercher à appréhender plus clairement les concepts fondamentaux. Sur un point, il est d'accord avec Newton, puisqu'il pense qu'il devrait être possible de faire pour la métaphysique l'équivalent de ce que Newton a fait pour la physique, à savoir trouver une « théorie axiomatique » correcte pour elle, au moins dans ses grandes lignes. Sur un autre, il est d'accord avec Leibniz et l'est notamment dans la compréhension que Leibniz a de la nature des concepts physiques. Gôdel a expliqué, du reste, que, s'il était parvenu à construire un système philosophique, cela aurait été une forme de monadologie. Son attitude, en ce qui concerne la philo sophie, pose, comme le remarque Wang, un problème uploads/Philosophie/ j-bouveresse-mathematiques-et-logique-chez-leibniz.pdf

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