Variaciones Borges 9 (2000) Herbert H. Knecht Leibniz le poète et Borges le phi
Variaciones Borges 9 (2000) Herbert H. Knecht Leibniz le poète et Borges le philosophe Pour une lecture fantastique de Leibniz Naissance du fantastique 1. e concept de fantastique fait partie de ces notions vagues et par là même souvent galvaudées qui, malgré leur imprécision, ou peut-être justement à cause d’elle, finissent par devenir des instruments méthodologiques irremplaçables. Périodiquement, il est vrai, des critiques intransigeants, épris d’une pureté conceptuelle empruntée aux sciences exactes, partent en guerre contre l’usage de termes tels que Moyen-Age, Baroque, Romantisme, en en démontrant l’ambiguïté, l’inadéquation, sinon l’inconsistance. Néanmoins, ils jouent toujours perdants: les concepts tiennent à leur existence et finissent par s’imposer d’autant plus sûrement que les attaques dont ils ont fait l’objet les ont contraints à se clarifier, à s’affiner et à se préciser davantage. Il en va ainsi du fantastique, dont on nous pardonnera par conséquent de ne pas fournir d’entrée une définition parfaite. Il nous suffira, pour notre propos, d’esquisser au sein d’un domaine que nous supposerons connu une distinction entre ce que nous appellerons le fantastique sau- vage et le fantastique dompté. Sous sa première forme, le fantastique fait appel aux données immédiates de l’inconscient collectif. Il jaillit des résonances secrètes qui s’établissent entre les contenus informulés du subconscient et l’image ou le texte, lorsque s’y expriment métapho- riquement les phantasmes de l’âme humaine, ses angoisses profondes, la vie sournoise du refoulé. Porté par les objets magiques ou les êtres fabuleux, les fées toutes-puissantes, les gnomes maléfiques et les ogres dévorants des contes populaires, saisi à travers les présages singuliers, les odyssées initiatiques, les destinées fatales et irrémédiables de la mythologie, incarné dans les monstres souterrains de Lovecraft ou les L search by... | volume | author | word | > menu Leibniz le poète et Borges le philosophe. Pour une lecture fantastique de Leibniz 105 cadavres vivants qui, du Golem à Frankenstein et Dracula, hantent la littérature, le fantastique est alors investi d’une force vive capable d’un impact direct, brut, violent, irraisonné. A ce fantastique premier, nous aimerions opposer la forme plus subtile d’un fantastique contrôlé, allusif, circonspect. Il ne s’agit plus ici d’un débordement de l’imaginaire, d’un déferlement de fragments oniriques, d’un défoulement des projections instinctuelles. L’ordre austère de la rationalité est en apparence indemne. Au lieu d’être agressée de l’extérieur par une dynamique hallucinatoire, la raison recèle sa propre négation, secrète ses propres forces de décomposition, rompt avec soi- même sous l’effet d’une puissance d’autodestruction. La structure lo- gique du discours raisonnable se fissure alors, se disloque progressi- vement, s’ouvre à la dimension de l’absurde sans que l’argumentation manifeste ses failles. Peu à peu, cependant, le lecteur ou le spectateur est entraîné dans une réalité autre: la banalité quotidienne se transmue imperceptiblement en illusion extravagante, la consistance de la vie normale s’entrouvre discrètement sur des perspectives vertigineuses, les conceptions acquises et les certitudes établies se mettent à laisser place à des affirmations étonnantes. Entraîné sur un terrain mouvant, où l’évidence devient question, où les règles du jeu intellectuel se trou- vent transformées, l’esprit vacille, non qu’il se voie projeté dans le vide absolu du non-sens, incapable de rien reconnaître, mais parce qu’il est entré, sans bien se rendre compte du comment, dans un univers paral- lèle, dans un autre monde possible, où règnent les lois inusitées d’une logique différente et néanmoins cohérente. La dimension du fantastique procède alors de la rupture consommée entre la rigueur formelle du dis- cours et son contenu finalement délirant, provoquant au plus profond de l’être cette inquiétude, cette angoisse que nous avons tous ressenties à la lecture de Kafka, en contemplant les cités lumineuses et désertes de Chirico ou les perversions géométriques de Maurits Cornelis Escher. Le caractère insinuant de ce fantastique rationnel rend compte égale- ment du mécanisme plus complexe de sa perception. Au lieu que nous soyons saisis d’emblée par des visions fantasmagoriques, happés sans transition dans le tourbillon frénétique des images de cauchemar, tout se passe ici avec quelque douceur, avec une tranquillité méditative et recueillie. Longtemps, l’esprit flotte dans l’espace vague qui sépare la raison du rêve, jusqu’à ce que, au détour d’une page, à la vue d’un dé- tail presque insignifiant, la rupture se produise brusquement. L’atmosphère tout à coup se cristallise, l’illusion réconfortante se dis- sipe, le voile tombe, qui nous cachait l’aspect paradoxal de ce que nous search by... | volume | author | word | > menu 106 Herbert H. Knecht voyions sans le comprendre. Cette soudaine prise de conscience fait alors l’effet d’une surprise, d’une découverte presque fortuite, d’une subite révélation, bien que tout fût déjà donné, mais de manière la- tente. Le choc ainsi produit par cette discontinuité de la conscience ne contribue pas peu, à ce moment, à intensifier la force de frappe du fantastique, à épaissir l’ambiance d’étrangeté, à perpétuer, en marquant plus profondément l’esprit, la blessure narcissique de la raison. En revanche, les formes du fantastique que nous venons d’analyser brièvement présupposent, toutes deux, une même adéquation entre l’expression symbolique du discours verbal ou pictural et les produc- tions ensevelies de l’inconscient. Mais alors que, dans le premier cas, la communication s’établit directement, sans passer par la médiation d’une formulation intellectuelle, dans le second l’objet symbolique est transposé au domaine d’une discursivité rationnelle par la vertu d’un travail créateur, d’une mise en forme délibérée, d’une élaboration vo- lontaire et patiente. De la sorte, l’immédiateté du fantastique se trouve rompue par l’insertion d’un détour obligé par l’espace de la rationalité. Toutefois, la raison opère à la manière non d’un écran, mais d’un filtre perméable, qui ralentit certes mais n’empêche pas la jonction, la mise à niveau, l’ajustement entre les représentations occultes de l’âme et l’œuvre littéraire ou artistique. Bien plus, en même temps qu’elle éta- blit la distance entre les deux termes de la relation fantastique, elle en permet la réduction progressive par sa faculté à mettre au jour le mys- tère, à exhiber le paradoxe, à projeter dans la conscience le secret en- glouti. C’est ce même mécanisme, mais privé de la finalité explicite que lui confère l’auteur fantastique, que nous allons retrouver maintenant à un niveau de généralité plus grande. 2. En cherchant à enserrer la réalité dans les mailles d’un réseau concep- tuel, d’un tissu démonstratif, l’esprit a posé les bases d’un projet de ra- tionalité dont les étapes, des représentations magiques de la pensée sauvage aux théories quantifiées des sciences modernes, ont marqué en profondeur le développement même de l’humanité. Néanmoins, à me- sure qu’évoluaient les techniques cognitives et que s’affinaient les mo- des de penser, l’idéal rationaliste subissait des échecs successifs dans sa prétention à rendre compte absolument de la totalité de l’être. La rai- son s’est ainsi vue dans l’obligation de réfléchir ses propres limites. En assignant des bornes à l’horizon du pensable, la réflexion kantienne, relayée par celle de la philosophie analytique, s’est proposé d’accomplir search by... | volume | author | word | > menu Leibniz le poète et Borges le philosophe. Pour une lecture fantastique de Leibniz 107 cette tâche dans le domaine de la métaphysique. Du côté de la science, la tentative de Hilbert d’assurer aux mathématiques des fondements irréfragables s’est soldée, comme on sait, par un constat d’impossibilité et la métamathématique, née du désir d’élucider l’impasse théorique, a poursuivi des buts en définitive parallèles à ceux d’une certaine criti- que philosophique et a consigné ses résultats sous la forme de théorè- mes classiques qui fixent avec précision les limitations inhérentes à toute entreprise de formalisation (Cf. Ladrière). Ainsi, sur divers fronts, la raison ressortait privée d’une part importante de ses prérogatives. Cependant, d’autres dangers menacent, plus insidieux encore parce que moins exactement connus. La rationalité n’est elle-même pas sans faille: elle est ouverte à la subversion; bien plus, elle est susceptible de générer ses propres ferments destructifs. La progression méthodique du raisonnement, usant de procédures explicatives et d’argumen- tations démonstratives, risque en effet de biaiser la nature même de son objet: prise à son propre jeu, victime d’une hybris intellectuelle, d’une démesure logique, la raison se trouve alors piégée, se condam- nant elle-même à l’absurde. La raison est, par excellence, équilibre. Elle manifeste dans ses produc- tions harmonieuses, un classicisme de la pensée, où chaque concept entretient une relation stable à tous les autres, où l’ordonnancement des articulations logiques est totalement limpide, où la formulation du sens est close en sa plénitude. Mais cet état d’équilibre est éminemment instable: il suffit de privilégier certaines considérations, d’accentuer outre mesure tel ou tel aspect de la théorie, de prolonger unilatérale- ment, dans quelque direction arbitraire, le développement de l’argumentation, pour que l’ensemble du discours se dissolve et bas- cule dans le paradoxe, l’hérésie, le fantastique. On a remarqué depuis longtemps que toute théorie est virtuellement contenue dans ses prémisses. La démarche rationnelle, qui ne consiste en rien d’autre qu’en un déploiement des conséquences qu’il est possi- ble d’en déduire, est alors un dévoilement des potentialités enfouies au cœur des présuppositions qui, implicitement ou explicitement, ont reçu l’accord de l’esprit. Or, fréquemment, les conclusions uploads/Philosophie/ leibniz-borges-pdf.pdf
Documents similaires
-
19
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 02, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.8785MB