IV. DE L'ESPACE ABSOLU A L'ESPACE ABSTRAIT IV, 1. — Pour résumer ce qui précède
IV. DE L'ESPACE ABSOLU A L'ESPACE ABSTRAIT IV, 1. — Pour résumer ce qui précède ; l'espace social, d'abord biomorphique et anthropologique, tend à déborder cette immédiateté. Toutefois, rien ne disparaît complètement ; ce qui subsiste ne saurait se définir seule- ment par la trace ou le souvenir ou là survivance. L'anté- rieur, dans l'espace, reste le support de ce qui suit. Les conditions de tel espace social gardent une durée propre et une actualité au sein de cet espace. Ainsi la nature pre- mière dans la « nature seconde », en un sens complètement acquise et factice : la réalité urbaine. L'architectonique décrit, analyse, expose cette persistance, que disent en rac- courci certaines métaphores telles que « couches », règnes, sédiments, etc. Cette étude comprend donc et tente de regrouper ce qui se disperse dans les sciences parcellaires et spécialisées : ethnologie, ethnographie, géographie humaine, anthropologie, préhistoire et histoire, socio- logie, etc. L'espace ainsi conçu pourrait se dire « organique ». Dans l'immédiateté de la relation entre les groupes, entre les membres de chaque groupe, de la « société » avec la nature, l'espace occupé déclare sur le terrain l'organisation de la société, les rapports constitutifs. Ces rapports ne donnent que peu de place à l'abstraction. Ils restent au niveau du 266 LA PRODUCTION DE L ESPACE sexe, de l'âge, du sang et mentalement de « l'image » sans concept : de la parole. L'anthropologie (1) a montré comment l'espace occupé par tel ou tel groupe de « primitifs » correspond au classe- ment hiérarchisé des membres de la société : le rend perpé- tuellement actuel et présent. Les membres d'une société archaïque obéissent aux normes de cette société sans le [savoir : sans les connaître comme telles. Ils les vivent spa- ytialement, sans les ignorer, sans les méconnaître : dans l'immédiateté. Ce qui n'est pas moins vrai d'un village français, italien ou turc, à condition d'observer l'interven- tion — dans cet espace — de ce qui vient d'ailleurs et de loin : les marchés, les abstractions sociales (l'argent, etc.), les autorités politiques. L'ordre proche, celui du voisinage, et l'ordre lointain, celui de l'État, ont cessé bien entendu de coïncider ; ils se rencontrent ou se télescopent (2). C'est ' ainsi que les déterminations « architectoniques », comme .) l'espace qu'elles comprennent, persistent dans la société, modifiées de pjus en plus radicalement, saris jamais s'abolir. , Cette continuité sous-jacente ne se produit pas seulement vd dans la réalité spatiale, mais dans les représentations. L'es- ^ pace pré-existant ne supporte pas seulement des dispositions ^' spatiales durables, mais aussi les espaces de représentation, 5 i qui entraînent avec eux imageries, récits mythiques. Ce qu'on nomme souvent « modèles culturels » en utilisant ce terme générateur de confusions : la culture. La connaissance tombe dans un piège lorsqu'elle part des représentations de l'espace pour étudier la « vie » en réduisant le vécu. La connexion entre les représentations élaborées de l'espace et les espaces de représentation (avec leurs supports), connexion fragmentée et incertaine, tel est 1:'objet de la connaissance, « objet » qui implique-explique (1) Cf. E. Forkes et E. Pritchard, Systèmes politiques africains, Londres, 1940; trad. fr. 1964. (2) Cf. H. Lefebvre, Perspectives de la sociologie rurale, in Du Rural à l'Urbain, Anthropos, 1970. DE L ESPACE ABSOLU A L ESPACE ABSTRAIT 267 un sujet, celui en qui le vécu, le perçu, le conçu (le su) se rencontrent dans une pratique spatiale. I « Notre » espace reste ainsi qualifié (qualifiant) sous les /sédiments postérieurs de l'histoire, de l'accumulation, de ' la quantification. Ce sont des qualités de l'espace, non des qualités logées dans l'espace, selon une représentation tar- dive. Qualités constituant une « culture », ou des « modèles culturels »? Ces mots ajoutent peu à l'analyse. Ces qualités qui ont une genèse et une date durent sur une certaine base spatiale (le site, l'église, le temple, le château, etc.) sans laquelle elles auraient disparu. La nature, même écartée, brisée, localisée, en reste le fondement ultime, irréductiblement, et d'ailleurs mal définissable en tant que telle : en tant qu'absolu au sein et au fond du relatif. Dq Rome et des Romains, la tradition chrétienne porte jusqu'à la modernité un espace rempli d'entités magico- religieuses, déités maléfiques ou bénéfiques, mâles ou femelles, attachées à la terre et au monde souterrain (les morts) mais soumises à des rites et formalismes. Les repré- sentations antiques de l'espace ont périclité : le firmament, les sphères célestes, la Méditerranée au centre de la terre , habitée. Alors que les espaces de représentation ont survécu : / la terre des morts, les puissances chroniques ou telluriques, ! la profondeur et l'altitude. L'art, peinture ou sculpture ou architecture, y a trouvé et y trouve encore des ressources. Au moyen-âge, la culture (l'in-culture moderne) tient un espace épique, — celui des Romanceros, de la Table Ronde — mixte entre le rêve et le réel, espace des chevauchées, croisades, tournois, guerre et fête mêlées. Il ne se confond pas mais se démêle mal de l'espace de la romanité, orga- nisationnel et juridique, en appelant sans cesse à de minus- cules déités locales. Quant à l'espace lyrique des légendes et mythes, forêts, lacs, océans, il rivalise avec l'espace bureaucratique et politique défini à partir du xvne siècle par les États-Nations. Il le complète, il en est l'envers « culturel »; ce romantique espace de représentation pro- vient, avec le romantisme, des barbares germaniques qui 268 LA PRODUCTION DE L ESPACE bouleversèrent la romanité et firent la première grande réforme agraire de l'Occident. Le renvoi de la forme actuelle à l'immédiateté à travers les médiations « historiques » reproduit en l'inversant la formation. Entre les espaces de représentation et les sym- bolismes qu'ils englobent, les conflits ne sont pas rares, notamment entre l'imaginaire qui vient de la tradition gréco- romaine (judéo-chrétienne) et l'imagerie romantique de la nature. Ce qui s'ajoute aux conflits entre le rationnel et le symbolique. Jusque dans l'actuel, l'espace urbain appa- raît doublement : plein de lieux sacrés-maudits, consacrés à la virilité ou à la féminité, riches de fantasmes et fantas- magories, mais aussi rationnel, étatique, bureaucratique, monumentalité dégradée et recouverte par les circulations diverses et les informations multiformes. Une double lec- ture s'impose : l'absolu (apparent) dans le relatif (réel). La fantaisie de l'art? Renvoyer de l'actuel, du proche, des représentations de l'espace, au plus lointain, à la nature, aux symboles, aux espaces de représentation. Gaudi a fait passer l'architecture par l'épreuve du délire, comme Lau- tréamont pour la poésie. Il n'a pas poussé le baroque à l'ex- trême suivant les thèses et classifications admises. Lieu d'une sacralisation dérisoire (tournant en dérision le sacré) la « Sagrada Familia » corrode l'un par l'autre l'espace moderne et l'espace archaïque de la nature. La rupture volontaire des codifications de l'espace, l'irruption de la fécondité naturelle et cosmique, engendre une extraordinaire « infi- nitisation » du sens, un vertige. En deçà des symbolismes acceptés, au-delà des signifiances courantes, s'exerce une puissance sacralisante qui n'est ni celle de l'État ni celle de l'Église, ni celle de l'artiste, ni celle de la divinité théo- logique, mais celle de la naturalité, identifiée hardiment à la transcendance divine. Une hérésie modernisée dérange les représentations de l'espace et les métamorphose en espace de représentation où des palmiers, des frondaisons disent le divin. D'où une virtuelle érotisation liée à la sacra- lisation d'une jouissance cruelle, érotico-mystique, envers DE L'ESPACE ABSOLU A L'ESPACE ABSTRAIT 269 et revers de la joie. L'obscène, c'est le « réel » moderne, désigné comme tel par la mise en scène et le metteur en scène, l'architecte Gaudi. Dans les extensions et proliférations de la ville, l'habitat assure la reproductibilité (biologique, sociale, politique). La société (capitaliste) a cessé de totaliser ses éléments ou de tenter cette intégration totale autour des monuments. Elle essaie de s'incorporer dans le bâtiment. Substitut de l'an- tique monumentalité, sous le contrôle de l'État qui sur- veille et la production et la reproduction, l'habitat renvoie d'une naturalité (l'air, l'eau, le soleil, les « espaces verts ») cosmique, à la fois sèche et fictive, à la génitalité, à la famille, à la cellule familiale, à la reproduction biologique. Commu- tables, permutables, interchangeables, les espaces diffèrent par leur « participation » à la nature (qu'en même temps ils écartent et détruisent). L'espace familial, lié à la natura- lité par la génitalité, garantit la signification en même temps que la pratique sociale (spatiale). Brisée par de multiples séparations et ségrégations, l'unité sociale se reconstitue au niveau de la cellule familiale, pour et par la reproduction gé- néralisée. La reproduction des rapports de production fonc- tionne à plein dans et par la brisure des liens sociaux, l'es- pace symbolique de la familiarité (famille et vie quotidienne) l'emportant, seul « approprié ». Ce qui n'est possible que dans le renvoi perpétuel des représentations de l'espace (les cartes et plans, les transports et communications, les infor- mations par images ou par signes) à l'espace de représen- tation (la nature, la fécondité) dans une pratique uploads/Philosophie/ de-l-x27-espace-absolu-a-l-x27-espace-abstrait.pdf
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- Publié le Apv 09, 2021
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