Jacques Le Brun Psychanalyse et mystique. Quelques questions1 Des deux termes «
Jacques Le Brun Psychanalyse et mystique. Quelques questions1 Des deux termes « psychanalyse » et « religion » le second est peut-être le plus imprécis, même si le premier est loin d’être univoque. Car le mot « religion » évoque aujourd’hui tout un ensemble de réalités fort différentes entre elles, voire contradictoires, et éveille en nous un grand nombre d’associations qui sont à leur tour bien loin d’en clarifier la signification. Parlons-nous de la religion (mais laquelle ? Il y en a un nombre infini) ou des religions, ou de ce qu’on appelle le sentiment religieux, le religieux, le sacré, la croyance ou le croire, la spiritualité, la mystique ou les mystiques, ces réalités, en particulier le sacré, la spiritualité ou la mystique, étant souvent en rapport tendu, voire en conflit ouvert avec les diverses confessions religieuses et avec les institutions religieuses ? Avec « religion » parlons-nous d’institutions, de théories ou de théologies, ou de sentiment individuel, ou de quelque chose qui se situe en deçà ou au-delà des théories et des institutions ? Le champ est immense et la première approche ne fait que révéler un ensemble confus, variable suivant les temps, les lieux, les milieux, et suivant le rapport entretenu avec chacune des disciplines du savoir ou de l’action. Devant cette immensité confuse, et pour éviter toute approximation journalistique, mon premier geste a été de découper un ensemble limité, déjà immense, la mystique, et dans cet ensemble de m’en tenir à la mystique occidentale, plus précisément à la mystique chrétienne, c’est-à-dire à écarter les mystiques juive, musulmane, extrême-orientale, etc., non que ces dernières soient peu importantes, mais pour plusieurs raisons : l’une, évidente, c’est que je ne pourrais parler que de ce sur quoi je suis moins incompétent, l’autre, plus pertinente, eu égard à ce qui nous occupe ici, la psychanalyse, c’est que la mystique occidentale concerne la psychanalyse, comme nous le verrons, plutôt Lacan que Freud, sans parler des dérives jungiennes ; il y aurait une troisième raison à mon choix, c’est qu’au XXe Dès l’abord, et pour plus de précision, on peut essayer de définir ce qu’est cette mystique occidentale moderne siècle un intérêt renouvelé pour la mystique et tout un ensemble de travaux fondamentaux sur la mystique, avec toutes les conséquences que cela a pu avoir sur la pensée en Occident, ont été contemporains de l’émergence et de l’histoire de la psychanalyse. 2 1 Cette contribution a fait l’objet d’une communication le 24 septembre 2009 à l’École de psychanalyse des Forums du Champ Lacanien. 2 Voir l’article « Mystique », par F. Trémolières, dans le Dictionnaire des faits religieux, P. U. F., sous presse. ; elle s’est développée, a eu son moment de plus grand essor qui était peut-être aussi celui de son déclin, dans le cadre du christianisme, catholicisme et protestantisme, aux XVIe et XVIIe siècles, au moment où les confessions religieuses s’organisaient en Églises possédant doctrines définies, discipline et institutions de pouvoir3. Or cette mystique se présentait sous deux formes, d’une part d’une doctrine, d’un ensemble de propositions, conception de la divinité et des rapports de l’homme avec elle, structure de l’âme humaine, rôle de la raison et des affects, conception de l’amour et de l’acte humain, etc., et d’autre part d’une expérience avec des manifestations, des passions, des altérations du corps et de l’esprit, d’une expérience aussi tout intérieure et inexprimable, donc sous la forme d’un langage, d’un mode d’écrire, d’un style propres. Ces deux orientations, théorie et expérience, avec l’écriture qui caractérise chacune d’elles (ainsi chez Jean de la Croix l’articulation dans la même œuvre du poème et de son explication), se retrouvent dans la façon d’interpréter la mystique, déjà au XVIIe siècle et surtout à partir du XIXe : lorsqu’avec la condamnation en 1699 par Rome de la conception mystique d’un pur amour totalement désintéressé et d’un acte continu une élaboration théorique de la mystique fut devenue impossible dans les orthodoxies religieuses, seules deux interprétations de la mystique restaient envisageables, l’extraordinaire, c’est-à-dire le miracle, ou la pathologie, jusqu’à ce qu’au XXe siècle, les sciences humaines et aussi la psychanalyse opèrent une nouvelle approche de la mystique et des textes mystiques en en renouvelant complètement la compréhension. Ainsi, au XIXe siècle et déjà au XVIIe Freud ne s’inscrit pas directement dans ce courant, n’ayant pas tenté comme ces derniers d’interpréter les phénomènes et les états mystiques, et il s’est toujours montré très réservé vis-à-vis de la mystique, bien que le cas Schreber, où l’on reconnaît l’avatar de bien des thèmes mystiques, eût pu lui en donner l’occasion ; en tout cas la notion de « mystique » a chez lui un sens plus ou moins péjoratif. Dès la Traumdeutung, il oppose sa théorie de l’accomplissement de désir à ce qu’il appelle la construction de corrélations mystiques , une interprétation de la mystique (et une lecture des textes mystiques) comme trouble psychologique, tendance mélancolique, désordre du corps et de l’esprit a suscité une abondante et souvent intéressante littérature psychiatrique, qui, de Charcot à Janet et à bien d’autres commence à être bien connue. 4 et c’est avec condescendance qu’il cite la Philosophie der Mystik de Du Prel, « ce mystique d’un grand esprit5 3 Voir J. Le Brun, « Une confession religieuse de l’âge classique : le catholicisme », dans La jouissance et le trouble, Genève, Droz, 2003, p. 11-41. 4 S. Freud, Traumdeutung, VI E 11, Œuvres complètes, t. IV, Paris, P.U.F., p. 426. 5 Ibidem, I E, p. 94 n.2 ajouté en 1914. ». Le rapprochement entre la mystique et les positions de Jung et de Bleuler ne pourra que pousser Freud à récuser toute pertinence à ce qu’il considérait comme « mystique », assimilé à une dérive religieuse et chrétienne ruineuse pour la psychanalyse. C’est ainsi qu’il écrivait à Abraham le 20 juillet 1908 : « Sur Jung j’ai une opinion sensiblement plus favorable, pas sur Bleuler. Au total, nous autres juifs avons la partie plus facile parce que nous fait défaut l’élément mystique6. » Sans doute à ses yeux la mystique juive, si importante dans l’histoire de la pensée, ne comportait pas ce qu’il appelle ici « élément mystique », même si l’on doit noter que c’est peut- être par manque d’intérêt qu’il est resté en marge de tout le mouvement de réflexion théologique, philosophique et historique qui, dans le judaïsme de la première moitié du XXe Deux ans plus tard, en 1910, c’est de façon plus ambiguë que Freud parle de mystique à propos des tableaux de Léonard, la Léda, le Jean-Baptiste et le Bacchus, en écrivant : « Ces tableaux respirent une mystique [atmen eine Mystik] dont on n’ose pas pénétrer le secret siècle, a renouvelé l’approche de la mystique. 7 », à la fois reconnaissance d’un domaine mystérieux ayant son importance et méfiance devant le risque de s’y engager. Cependant, si on parcourt l’œuvre ultérieure de Freud, la vingtaine d’occurrences de « mystique » que nous relevons ont toutes une valeur péjorative : c’est ce qu’il écarte ou ce qu’il regarde avec condescendance, qu’il s’agisse du yoga, de la transe et de l’extase qu’avec ironie il juge « relever de la mystique » dans Le malaise dans la civilisation en 19298, ou de la façon dont il dénonce dans Sur la psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine en 1920 le besoin qu’ont les hommes de la mystique et leurs « tentatives pour regagner par l’interprétation du rêve les territoires ravis à la mystique9 ». Et même en 1939, il mettra au crédit du monothéisme le refus de la magie et de la mystique10, jugeant ce qui apparaît grandiose et mystérieux dans l’éthique comme devant ces caractères à sa connexion avec la religion11. En tout cas, de façon qui, comme nous le verrons, était devenue un peu anachronique, c’est dans la même catégorie que l’occultisme et le spiritisme qu’en 1932 il place la mystique en attendant que la science puisse en rendre compte12 6 Freud à Abraham, 20 juillet 1908, Correspondance Freud- Abraham, trad. Cambon, Paris, Gallimard, 2006, p. 87. 7 S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, § IV, Paris, Gallimard, Folio bilingue, 1991, p. 217. 8 S. Freud, « Le malaise dans la civilisation », n° I, Œuvres complètes, t. XVIII, Paris, P.U.F., p. 259. 9 Studienausgabe, t. VII, p. 275. 10 S. Freud, Moïse et le monothéisme, I D, Paris, Gallimard, p. 177, 180. 11 Ibid., II D, p. 225. 12 S. Freud, Nouvelles Conférences, Paris, Gallimard, 1984, p. 45, 77. . Soit versée du côté de la pathologie, soit confondue avec l’occultisme, la mystique n’a bénéficié d’aucun préjugé favorable de la part de la psychanalyse selon Freud, même s’il convient d’apporter quelques nuances à cette constatation, comme la lecture des revues de psychanalyse de cette époque, comme Imago, nous invite à le faire, le cas de Lou Andreas Salomé étant ici fort intéressant à étudier pour son approche non religieuse du religieux et de la mystique. * Dans la première moitié du XXe C’est ainsi que la pensée de Lacan uploads/Philosophie/ jacques-le-brun-74.pdf
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- Publié le Sep 23, 2022
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