Int roduct ion L’œuvre de Ernst Cassirer : de la théorie de la science à une ph
Int roduct ion L’œuvre de Ernst Cassirer : de la théorie de la science à une phénoménologie de la culture M u r i e l v a n V l i e t Ernst Cassirer est un philosophe allemand né à Breslau, en Silésie, en 1874, et mort en 1945 aux États-Unis 1. Un premier pan de son œuvre se situe dans le strict prolongement de l’École de Marbourg 2. Suivant le mot d’ordre de E. Zeller 3, invitant à un retour à Kant après l’« impasse » hégélienne, il élabore des travaux sur la théorie de la connaissance (Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes 4), aux côtés de Hermann Cohen et de Paul Natorp. Cassirer correspond avec de nombreux scientifi ques de son époque, notamment Einstein, ce qui donne lieu à des ouvrages d’épistémologie des sciences mathématiques et des sciences de la nature, comme La théorie de la relativité d’Einstein. Éléments pour une théorie de la relativité 5 ou encore Concept de substance et concept de fonction 6. • 1 – Pour une biographie complète de Ernst Cassirer, voir par exemple Toni CASSIRER, Mein Leben mit Ernst Cassirer, Hildesheim, Gerstenberg Verlag, 1981, ou « La vie d’Ernst Cassirer – remarques et témoignages » de Eva CASSIRER, dans Ernst Cassirer – De Marbourg à New York, un itinéraire philosophique, op. cit., p. 307. • 2 – Sur l’École de Marbourg, voir E. CASSIRER, H. COHEN et P . NATORP, L’École de Marbourg, Œuvres XLVIII, préface de M. Ferrari, trad. de C. Berner, F. Capeillères, M. de Launay, C. Prompsy, I. Th omas-Fogiel, Paris, Cerf, 1998. • 3 – E. ZELLER, Über Bedeutung und Aufgabe der Erkenntnistheorie ; repris dans Vorträge und Abhandlungen, vol. II, Leipzig, Fue’s Verlag, 1877, p. 479-496, discours inaugural prononcé à Heidelberg en 1862. • 4 – E. CASSIRER, Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps modernes, quatre tomes, trad. du Collège de philosophie revue par C. Bouchindhomme et René Fréreux, Paris, Cerf, 1999-2004-2005. Abrégé PCPS. • 5 – E. CASSIRER, La théorie de la relativité d’Einstein. Éléments pour une théorie de la relativité, Paris, Cerf, 2000. • 6 – E. CASSIRER, Concept de substance et concept de fonction, trad. Pierre Caussat, Paris, Minuit, 1977. [« Ernst Cassirer et l'art comme forme symbolique », Muriel Van Vliet (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] M u r i e l v a n V l i e t - 1 0 - Il initie ensuite un second grand groupe d’œuvres, la Philosophie des formes symboliques 7, pendant les années 1920. Celle-ci se caractérise comme une philoso- phie de la culture 8, au sens le plus large du terme : « Ce que nous appelons culture humaine peut être défi ni comme l’objectivation progressive de notre expérience humaine – comme l’objectivation de nos sentiments, nos émotions, nos désirs, nos impressions, nos intuitions, nos pensées et nos idées 9. » Par « symbole », il ne faut pas entendre le sens étroit de l’ouverture d’un signe vers le mystérieux ou vers le sacré mais tout simplement le sens large de la mise en forme par l’homme du chaos sourd et indistinct des impressions sensibles par un lent travail d’objectivation où le moi et le monde se constituent peu à peu corrélativement, permettant une libération de l’homme face aux déterminations naturelles 10 : le langage, la pensée mythique, la religion, l’art, la science, la technique, le droit et l’histoire sont à ce titre autant de « formes symboliques ». Au centre de son système ouvert, Cassirer ne place pas de pôle absolu, tel Dieu, l’État ou le logique, mais seulement une même fonction symbolique, c’est-à-dire toujours une mise en relation entre le sensible et l’intelligible déclinée selon une pluralité d’orientations. En passant de la « critique de la raison » à la « critique de la culture », Cassirer s’éloigne du centre des préoc- cupations essentiellement épistémologiques de l’École néokantienne de Marbourg. Une troisième phase de son œuvre groupe les écrits consacrés à la logique des sciences humaines, à l’épistémologie de l’histoire (notamment de l’histoire de l’art) et à l’ anthropologie, dans une entreprise en plusieurs points similaire à celle de Michel Foucault 11 : il s’agit de fi xer le statut des sciences humaines face aux • 7 – E. CASSIRER, Philosophie des formes symboliques, trois tomes sur le langage (trad. de Ole Hansen-Love et Jean Lacoste), la pensée mythique (trad. Jean Lacoste) et la phénoménologie de la connaissance (trad. Claude Fronty), Paris, Minuit, 1972. Abrégé PFS. • 8 – Le statut de cette philosophie de la culture, qui doit situer les concepts des sciences humaines encore « apatrides » au sein de la logique générale, n’est cependant pas sans poser des problèmes quant à son rôle englobant : est-elle une autre forme symbolique en plus des autres (langage, mythe, science, art, technique, histoire…), à côté d’elles ou bien la méthode immanente de développement de l’ensemble de la culture mis à jour ? Voir André STANGUENNEC, « Une alternative herméneutique face à Kant et Hegel : Cassirer ou Heidegger ? », in Jean QUILLIEN et Gilbert KIRSCHER (éd.), Cahiers Eric Weil III, Interprétations de Kant, Travaux et recherches, diff usion Presses universitaires de Lille, p. 53-69. La position de Cassirer est qualifi ée d’« herméneutique anthropologique trans- cendantale », face à l’« herméneutique ontologique-fondamentale » de Heidegger, p. 53. • 9 – Ernst CASSIRER, Écrits sur l’art, Œuvres XII, éditions et préface de F. Capeillères, Paris, Cerf, 1995, p. 148. Abrégé EA. • 10 – Jeff rey Andrew BARASH, « Was ist ein Symbol? Bemerkungen über Paul Ricoeurs kritische Stellungsnahme zum Symbolbegriff bei Ernst Cassirer », Hermeneutik der Literatur. Internationales Jahrbuch für Hermeneutik, vol. 6, éd. G. Figal, Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, p. 259-274. • 11 – Nous pensons ici notamment à Michel FOUCAULT, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, NRF, Paris, Gallimard, 1966, en particulier au dernier chapitre : « Les sciences humaines ». Abrégé MC. [« Ernst Cassirer et l'art comme forme symbolique », Muriel Van Vliet (dir.)] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] I n t r o d u c t i o n - 1 1 - sciences de la nature et de caractériser la spécifi cité de leurs outils et méthodes. Les ouvrages majeurs de cette dernière grande période sont traduits en français sous les titres L’idée de l’histoire 12 ; Essai sur l’homme 13 (remarquons au passage que ce dernier ouvrage est écrit originairement en anglais. En tant que Juif, il a dû en eff et, comme Panofsky et bien d’autres, émigrer dès 1933, d’abord en Angleterre, puis en Suède, et enfi n aux États-Unis, où il se met à écrire en langue anglaise) et Logique des sciences de la culture 14. Cassirer y déploie les enjeux éthiques de ses thèses qui se caractérisent dès lors explicitement comme humanistes. La culture apparaît davantage comme une tâche à eff ectuer par chaque individu, réel sujet du processus historico-culturel, que comme un objet à étudier d’un point de vue seulement théorique et extérieur 15. Elle est habitée par un mouvement dialectique incessant, libération et aliénation se succédant : ce n’est pas à la « tragédie de la culture » que nous avons aff aire, mais bien « seulement » à un drame. Elle n’a rien d’une destinée imposée à l’individu par un eff et d’aliénation perverse (car l’homme serait alors déterminé non par une force naturelle extérieure à lui, mais par la culture dont il est pourtant à l’origine l’auteur). Cassirer invite au contraire chacun à assumer sa propre responsabilité dans la constitution d’un monde commun fragile dont la forme future est toujours à recréer. La contribution de l’art à la constitution d’un monde commun : une place centrale Cassirer résume ainsi la tâche générale qui l’a guidé : « Nous devons, sans aucun préjugé ni théorie dogmatique de la connaissance, chercher à comprendre dans ses particularités chaque type de langage : le langage scientifi que, le langage artistique, le langage religieux, etc. ; nous devons déterminer l’importance de leur contribution à la construction d’un “monde commun” 16. » Or, nous nous concentrons ici sur la compréhension de l’art comme forme symbolique. Pourquoi se pencher sur la particularité du langage artistique dans sa contribution à la construction d’un monde commun ? Joël Gaubert propose dans sa présentation à la Logique des sciences de la culture de Ernst Cassirer une hypothèse intéressante : • 12 – E. CASSIRER, L’idée de l’histoire. Les inédits de Yale et autres écrits d’exil, trad. Fabien Capeillères, Paris, Cerf, 1988. • 13 – E. CASSIRER, Essai sur l’homme, trad. N. Massa, Paris, Minuit, 1975. Abrégé EH. • 14 – E. CASSIRER, Logique des sciences de la culture – cinq études, Paris, Cerf, 1991. Abrégé LSC. • 15 – LSC, introduction de Joël Gaubert, p. 71 : « La culture, – tout comme l’homme lui-même – apparaît donc comme constituant plus une tâche à uploads/Philosophie/ cassirer.pdf
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- Publié le Apv 16, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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