PHILOSOPHIA SCIENTIÆ JACQUES MORIZOT L’art de la symbolisation Philosophia Scie
PHILOSOPHIA SCIENTIÆ JACQUES MORIZOT L’art de la symbolisation Philosophia Scientiæ, tome 2, no 2 (1997), p. 161-178 <http://www.numdam.org/item?id=PHSC_1997__2_2_161_0> © Éditions Kimé, 1997, tous droits réservés. L’accès aux archives de la revue « Philosophia Scientiæ » (http://poincare.univ-nancy2.fr/PhilosophiaScientiae/) implique l’accord avec les conditions générales d’utilisation (http://www. numdam.org/conditions). Toute utilisation commerciale ou im- pression systématique est constitutive d’une infraction pénale. Toute copie ou impression de ce fichier doit contenir la pré- sente mention de copyright. Article numérisé dans le cadre du programme Numérisation de documents anciens mathématiques http://www.numdam.org/ L'art de la symbolisation Jacques Morizot Département d'arts plastiques Université Paris 8 PhilosophiaScientiae, 2 (2), 1997, 161-178 Jacques Morizot Résumé. L'originalité de Nelson Goodman est de défendre une conception de l'art en tant que symbolisation. La distinguer des multiples théories "symboliques" qui ont proliféré depuis un siècle contribue à faire ressortir sa nouveauté méthodologique. J'ai choisi de mettre l'accent sur quelques-unes de ces approches et de situer le programme goodmanien au sein des tendances actuelles. La notion d'exemplification se révèle la plus caractéristique et la plus féconde pour réconcilier dans l'œuvre le souci du contenu particulier et la logique des relations référentielles. Abstract Nelson Goodman's originality is to back a conception of art as symbolization. To tell it from the several 'symbolic' théories that hâve proliferated during the last century is the first step toward récognition of its methodoîogical novelty. I hâve focused on a few of thèse approaches and tried to locate the goodmanian program in today's main trends. The notion of exemplification proves itself to be the most characteristic and fertile one in order to reconcile within the work the care of spécifie content and the logic of referential relations. Parler de symbolisation artistique fait référence à quelque chose de très ancien et en même temps, je pense, à quelque chose de profondément novateur, à condition de ne pas y chercher une théorie médite qui redécouvre avec perplexité ses prémisses de toujours, ni une clé universelle qui donnerait enfin accès à des questions ultimes toujours différées, mais une mise en perspective patiente et lucide, ambitieuse à force de modestie, de ce que fait l'art lorsqu'il devient attentif à ses conditions pertinentes d'exercice. Comme nous y invite le thème de ce colloque, le centre de gravité de mon exposé sera la logique de la symbolisation initiée par Nelson Goodman et illustrée dans les études qu'il a consacrées à l'art. C'est à partir d'elle que je disposerai quelques repères, en amont ou en contraste avec elle, et c'est elle dont je chercherai à faire ressortir les attraits et les limites. Ce faisant, j'ai bien conscience de laisser dans l'ombre de nombreux courants non négligeables ; qu'il me suffise de dire qu'ils ne sont pas invalidés pour autant. J'espère qu'il se dégagera aussi de mon parcours que la rupture avec l'héritage de la philosophie esthétique n'est pas une forme de dédain à son endroit mais qu'elle découle de la nécessité de réactiver le dialogue de l'art et du monde. Lorsqu'on aborde la notion de symbolisation, on se trouve aussitôt confronté à de multiples difficultés. La première, récurrente, est d'ordre terminologique. Derrière les mêmes appellations prolifèrent en effet des pratiques, des approches et des théories qui non seulement ne convergent pas — ce qui est une situation ordinaire — mais sont radicalement incompatibles et ennemies les unes des autres. Elles le sont à un point tel que l'adhésion à une conception jugée authentiquement "symbolique" par les uns est aux yeux de leurs adversaires l'indice le plus probant d'un contresens radical sur la nature de leurs principes ou sur la portée de leurs analyses. 162 L'art de la symbolisation Plus profondément, le projet d'une enquête centrée sur la teneur des symboles se trouve presque d'emblée écartelé entre une anthropologie des conduites le plus lointainement enracinées dans l'enfance de l'humanité et une technologie des opérations les plus abstraites que l'esprit humain est capable de concevoir et de maîtriser. Il est peu de domaines qui offrent un contraste aussi saisissant : d'un côté la fascination pour l'archaïque et les limbes de la rationalité, sinon de la conscience, avec l'espoir de dévoiler chaque niveau de réalisation d'une expérience qui reste fondamentalement originaire, de l'autre la volonté de dissiper les prestiges illusoires d'une prégnance sui generis en la soumettant à la seule loi de la discursivité, quitte à restreindre d'autant l'éventail des données disponibles. Pour parodier une formule de Wittgenstein : condenser un nuage de symboles en un réseau cristallin de relations. Je doute cependant qu'on puisse s'en tenir à une opposition aussi tranchée que celle évoquée naguère par Gilbert Durand entre des herméneutiques instauratives et des herméneutiques réductives, laquelle se borne trop souvent à reconduire à son insu et en l'inversant un schéma d'inspiration positiviste. Je n'entreprendrai pas de réfuter cette dichotomie lourde de présupposés mal éclaircis ; elle demanderait de longues investigations qui dépassent de loin notre sujet et dont les retombées pour lui ne sont pas évidentes. Il me paraît plus fécond d'affiner la description de ce qu'il entre de multiple et mouvant dans l'extension de la notion de "symbolisme" en art, en la questionnant d'un point de vue méthodologique et en marquant l'émergence d'une pensée basée sur l'acte de symboliser. En schématisant, on distingue sans peine trois orientations ou trois moments que je propose de repérer au moyen des appellations commodes suivantes : les symboles, le symbolique, la symbolisation. 1.1. Dans leur manifestation artistique, les symboles ont été le plus souvent définis comme des entités objectivées à l'aide de représentations, d'images ou même d'objets déterminés. Ce qui les caractérise est une réalité d'ordre non matériel, inépuisable en son contenu, et qui s'incarne en un signe non arbitraire quoique susceptible de variation. La sémantique du symbole est nécessairement plus complexe que celle du signe (sinon dans l'usage formel du mot "symbole") ; elle renvoie à deux dimensions interdépendantes : un plan discursif où il est appréhendé par une démarche cohérente mettant en jeu un équipement linguistique et sémiotique approprié, et un plan culturel puisqu'il demeure le reflet ou le corrélat d'idées ou de croyances partagées au sein d'une communauté. L'herméneutique est le point de rencontre entre l'articulation intrinsèque du symbole et son ouverture sur la puissance qu'il a d'évoquer au-delà de soi. 163 Jacques Morizot Il n'est donc pas vraiment surprenant que le symbole soit un lieu d'ambivalence toujours possible et jamais définitivement résolue. Il suffit de penser à la Melencholia ou au Chevalier, la Mort et le Diable de Durer pour mesurer la divergence et l'incompatibilité des interprétations proposées par des commentateurs avisés et compétents ! C'est que chaque motif est inséparable en dernier ressort non seulement de l'information disponible mais des relais qui en permettent le déchiffrage. Lorsque Van Eyck représente sur un autel un agneau entouré de personnages vêtus de blanc et dont le sang jailli d'une blessure emplit une coupe, seule la connaissance de rudiments de théologie chrétienne empêche le spectateur frivole d'interpréter cette image dans le sens d'un montage surréaliste incongru. C'est au contraire le collage à la Max Ernst ou à la Prévert qui n'acquiert un sens que par référence à des schémas dont il se distancie ou qu'il manipule à sa guise. L'identification correcte du symbole guide évidemment l'interprétation non littérale — l'agneau, la colombe ou le poisson (pour rester dans un registre zoomorphe) ne sont nullement des représentations religieuses équivalentes — mais en sens inverse l'allégorisation visuelle des symboles repose sur un répertoire de modèles validés dont l'Iconologia de Cesare Ripa (1593) chère à Panofsky a été un des plus influents. Aller plus loin suppose de dépasser l'attention aux motifs et aux significations vers une restitution de l'expérience visuelle, telle qu'on peut la contrôler à travers les sources littéraires contemporaines. Une tentative parmi les plus abouties est le modèle de "critique inférentielle" pratiqué par Michael Baxandall, qui cherche à expliciter comment l'intention et l'explication se nouent dans l'aperception des œuvres. «L'autorité de l'ordre pictural» c'est- à-dire le fait que «derrière une grande peinture, on suppose une grande organisation - de la perception, de l'émotion, de la construction» [Baxandall 1985, 220] rapproche alors l'enquête empiriste d'une conception structurale. 1.2. Avec le symbolique, on s'éloigne de la préoccupation du contenu, même non présent et allusif, pour celle du pouvoir structurant des symboles et même des conditions de possibilité d'un savoir dont ils forment la base. Ce n'est plus chaque symbole dans son individualité culturelle qui importe mais l'organisation globale qui sous-tend leur totalité. Une simple coordination ne suffirait évidemment pas, mais une inscription de type épistémologique qui conditionne l'usage du matériau symbolique. «Le symbolique, c'est l'universelle médiation entre nous et le réel ; le symbolique veut exprimer avant toute chose la non- immédiateté de notre appréhension de la réalité» [Ricœur 1965,20]. Par cette formule, l'auteur résume la conception défendue par Cassirer de 164 L'art de la symbolisation "l'accomplissement d'un sens dans le sensible" sans la reprendre à son compte toutefois, lui reprochant d'être trop extensive. Il existe en effet deux manières d'envisager les choses : — soit l'on aborde le problème du symbolique uploads/Philosophie/ jacques-morizot-l-art-de-la-symbolisation.pdf
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- Publié le Sep 20, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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