KLESIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 12 / HOBBES : L’ANTHROPOLOGIE ©Arnaud Mil

KLESIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 12 / HOBBES : L’ANTHROPOLOGIE ©Arnaud Milanese 4 LE DESIR DE POUVOIRS CHEZ HOBBES : DE L’ONTOLOGIE A L’ANTHROPOLOGIE Arnaud Milanese Le De Homine montre par l’hétérogénéité de ses développements, le fameux thème du précipice qui sépare, en l’homme, deux perspectives, naturelle et morale. L’humain serait alors un objet composite, le précipice désignant ce qui sépare deux thématiques radicalement hétérogènes : « L’homme n’est pas seulement un corps naturel, mais il fait aussi partie d’une cité, c’est-à-dire d’un corps politique, pour user de ces termes. C’est pourquoi il fallait le considérer tantôt comme homme et tantôt comme citoyen, en d’autres termes relier les derniers principes de la physique aux principes de la politique » 1. Pourtant, le corps dont on étudie les propriétés mécaniques et le citoyen ne semblent pas épuiser tout ce que Hobbes développe sur l’humain dans le Leviathan. Outre ce qui caractérise l’animal, en général, à savoir la sensation et le désir, et qui fait tout de même partie de la physique en un sens (c’en est même, dans le De Corpore, la première partie 2), il y a aussi tout ce que précise la classification des objets de science dans le Leviathan : « Conséquences des qualités des hommes en particulier..................... – conséquences des passions des hommes……………...…..ÉTHIQUE – conséquences de l’usage de la parole  dans le fait d’exalter ou d’abaisser,...................................POÉTIQUE  dans le fait de persuader……………………………..RHÉTORIQUE  dans le fait de raisonner…………………………………..LOGIQUE  dans le fait de passer des contrats...........................Science du JUSTE et de l’INJUSTE »3. 1 De Homine, Dédicace. Toutes les citations sont retraduites. 2 De Corpore, IV, 25 : « De la sensation et du mouvement animal ». 3 Leviathan, I, 9. KLESIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 12 / HOBBES : L’ANTHROPOLOGIE ©Arnaud Milanese 5 Il faut relever notamment l’« éthique », science des conséquences des passions humaines, et, dans l’étude des paroles, la logique et la science du juste et de l’injuste, science qu’au chapitre 15 Hobbes inclut dans la « philosophie morale » : « La science de ces lois [naturelles] est la vraie et la seule philosophie morale. En effet, la philosophie morale n’est rien d’autre que la science de ce qui est bon et mauvais dans le commerce et la société des hommes »4. Il ne s’agit donc pas simplement de distinguer une couche naturelle et une couche artificielle en l’homme, puisque l’objet de l’éthique ne tire pas sa spécificité uniquement des transformations que la parole et la république induisent sur la vie affective. Il y aurait donc une continuité possible du phénomène humain, depuis la sensation, commune avec l’animal, jusqu’à la moralité, entrelacs d’artifice et de nature. Dans ce cadre, nous tenterons de voir dans quelle mesure la partie ontologique de la pensée hobbesienne conditionne sa réflexion anthropologique. Un certain nombre de motifs peuvent en effet être aisément rattachés aux conséquences de cette philosophie première et au souci de penser l’homme en continuité avec la science des corps naturels vivants. C’est là que, semble-t-il, le désir de pouvoirs prend son importance en tant que vérité du désir. On va tenter, en suivant ce fil conducteur, de restituer ce qu’on appellera faute de mieux des interactions entre le discours ontologique et le discours anthropologique. I. Le désir et la matérialité du soi Il faut d’abord revenir sur la place que Hobbes accorde au désir. Nous avons essayé de montrer par ailleurs 5 que l’analyse de la sensation, dans le De Corpore, conduisait déjà à placer le désir au coeur même de la vie intérieure du soi : 1) d’abord parce qu’il n’y a de sensation que si une mémoire la soutient, laquelle mémoire implique, pour Hobbes, que le sujet sentant soit un corps désirant ; 2) ensuite parce que l’ancrage du soi dans le réel se joue d’abord autour d’un affect, l’admiration, plaisir pris à la nouveauté et expérience dans laquelle le soi fait l’épreuve du réel en tant que tel, en se vivant comme constitué par son rapport au réel. La possibilité d’admirer est bien, pour Hobbes, la seule distinction certaine entre le rêve et la réalité 6. Plus généralement, sentir et désirer tendent à s’identifier : tous deux sont le phénomène de la relation réelle du soi au monde, mais, pour ce qui est du désir, tourné vers l’état du corps propre : 4 Leviathan, I, 15, « La science de ces lois est la vraie philosophie morale ». 5 A. Milanese, « Sensation et phantasme dans le De Corpore : que signifie, chez Hobbes, fonder la philosophie sur la sensation ? », in Lumières, n°10, 2007, pp. 29-44. 6 De Corpore, IV, 25, 9. KLESIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 12 / HOBBES : L’ANTHROPOLOGIE ©Arnaud Milanese 6 « L’appétit et l’aversion ne diffèrent pas du plaisir et de la peine, autrement que souhaiter diffère de jouir. En d’autres termes, ils ne diffèrent pas autrement que le futur diffère du présent. Car l’appétit est un plaisir comme l’aversion est une peine ; mais ils proviennent de quelque chose (d’agréable pour l’un, de pénible pour l’autre) qui n’est pas présent, mais prévu et attendu. En outre, si plaisir et peine ne sont pas appelés sensations, ils n’en diffèrent cependant qu’en ceci que la sensation porte sur un objet extérieur parce qu’une réaction ou résistance est produite par l’organe ; elle consiste par conséquent en un effort de l’organe vers l’extérieur. Au contraire, le plaisir consiste en une passion produite par l’action de l’objet, et est un effort dirigé vers l’intérieur » 7. L’affirmation du Leviathan selon laquelle « l’imagination est le premier commencement interne de tout mouvement volontaire », le montre bien et la notion de conatus (endeavour en anglais) traduit aussi bien le désir, que l’imagination ou encore un simple mouvement : « Et parce que marcher, parler ou autres mouvements volontaires semblables dépendent toujours d’une pensée précédente du vers où, de quelle manière, et du quoi, il est évident que l’Imagination est le premier commencement interne de tout mouvement volontaire. [...] Car si petit que soit un espace, ce qui est mû sur un plus grand espace, dont ce petit est une partie, doit d’abord être mû sur ce petit. Ces petits commencements du mouvement, dans le corps humain, avant d’apparaître dans le fait de marcher, parler, frapper, et autres actions visibles, sont communément appelés Effort » 8. Cette identification entre désirer et sentir est-elle simplement l’effet de l’explication mécaniste de la sensation et du désir ? Puisque l’effet des choses n’est que transmission de mouvements locaux, agissant sur le mouvement intérieur du corps, dont le rythme et la forme singularisent le vivant qu’il est, alors toute action du monde, que ce soit la perception ou l’affection, ne peut être qu’un même mouvement, dont le phénomène se diversifie parce que le corps sentant est polarisé. Dans le Tractatus Opticus I, on peut lire que « les pensées ne sont que des mouvements du corps », et l’une des originalités de Hobbes, en optique, par rapport à Descartes, est de soutenir que la perception est possible parce que les organes sensoriels ont leur conatus propre par lequel ils réagissent (la sensation est un acte du corps, ce qui correspond aussi à la définition générale de la dureté, qui ne relève pas, comme chez Descartes, de la 7 De Homine, XI, 1. 8 Leviathan, I, 6, « mouvement vital et mouvement animal ». KLESIS – REVUE PHILOSOPHIQUE : 2009 = 12 / HOBBES : L’ANTHROPOLOGIE ©Arnaud Milanese 7 cohésion spontanée de la matière, mais là aussi de l’activité propre d’un corps par lequel il résiste et réagit, réaction non suffisante, mais tout de même nécessaire pour qu’il y ait sensation 9. Cette dimension est majeure, mais elle ne doit pas faire oublier que la présence du désir au coeur de la vie perceptive est établie aussi par des arguments non-mécanistes, et surtout le rôle du désir dans l’ordre intérieur du discours mental, comme on va le préciser. Mais surtout, les données de l’explication mécaniste sont établies à partir d’une lecture de soi, pour reprendre l’expression de l’introduction du Leviathan (Nosce teipsum, interprété en anglais comme nécessité de se lire soi-même : Read thyself). Bien sûr, Hobbes y vise la connaissance des seules passions humaines, mais la reprise de la même formule Nosce teipsum se trouvait déjà dans les Eléments de loi, cette fois pour refonder la science dans son ensemble. Vu les nombreuses sources d’erreur qui empêchent la science de se développer (et que Hobbes vient d’énumérer), « je peux peut-être conclure qu’il est impossible de rectifier toutes les erreurs qui doivent nécessairement en résulter, chez un homme quel qu’il soit, sans commencer à nouveau depuis les premiers et véritables fondements de tout le savoir, c’est-à-dire la sensation, et sans qu’il relise avec ordre, au lieu des livres, ses propres conceptions, en quelle signification je prends nosce teipsum pour un précepte à la hauteur de sa réputation » 10. C’est bien ce que propose le De Corpore uploads/Philosophie/2-milanese-hobbes-1.pdf

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