Jan PATOCKA : de la philosophie du monde naturel à la philosophie de l'histoire
Jan PATOCKA : de la philosophie du monde naturel à la philosophie de l'histoire Jan Patocka n'a longtemps été connu du public occidental que comme rédacteur et porte-parole de la Charte 77 qui a donné au mouvement de résistance des intellectuels tchèques son texte fondateur, lequel devait faciliter la tournure non violente, connue sous le vocable de « révolution de velours » de la chute du régime communiste. Or Patocka n'était pas un homme politique. Seule son intégrité intellectuelle et morale l'avait poussé à assumer les risques qui devaient lui coûter la vie. Le lien entre son oeuvre de philosophe et son intervention politique ne devrait pourtant pas être sous-estimée. En effet le diagnostic qu'il portait sur le régime honni le conduisait à voir dans le mensonge et dans la peur les deux relais essentiels entre la violence d'État et la corruption de l'opinion publique. C'est ainsi la rigueur même de son oeuvre de philosophe qui l'avait porté, lui le penseur non engagé, à affronter la politique à son niveau proprement moral. D'autres diront ici ce que furent les circonstances de son engagement. Je voudrais pour ma part m'employer à caractériser à grands traits l'oeuvre philosophique elle même dont j'ai laissé entendre à l'instant la résonance morale et politique. Je vois cette oeuvre se dessiner à la façon d'une ellipse dont les deux foyers seraient l'un la phénoménologie du monde naturel, dans la ligne du Husserl de la Krisis et du Heidegger de Être et Temps, l'autre la question du sens de l'histoire. Le premier foyer se laisse identifier dans les Papiers phénoménologiques des années 1965-1976, d'où il irradie dans l'ouvrage publié en 1976 à La Haye sous le titre Le Monde naturel comme problème philosophique, ouvrage qui comporte en outre une importante postface en français. C'est autour du second foyer que se regroupent en premier lieu les Essais hérétiques, dont la rédaction date des derniers mois de la vie du philosophe tchèque. Quel rapport existe-t-il entre les deux foyers ? Et comment peut-on passer de l'un à l'autre ? A première vue les deux problématiques ne se recoupent pas : présence corporelle et sensible au monde, – présence historique et violente à l'histoire. Je vais néanmoins essayer de montrer que le rapport de l'une à l'autre n'est pas arbitraire et même qu'il est fondamentalement réciproque : d'un côté le monde de la vie n'est naturel que par rapport aux adjonctions de la connaissance scientifique, mais il est déjà, en tant même que vécu, un monde culturel. En retour, le monde que nous appelons historique a son origine dans un monde « pré-homogène avec celui que nous venons de nommer monde naturel. Des deux côtés se laisse discerner une antériorité en quelque sorte fondationnelle, celle du pre-scientifique et celle du préhistorique. J'ai pris pour guide de ma première navigation, les Papiers phénoménologiques, édités par Érika Abrams. Ces textes permettent de cerner avec exactitude ce que j'ai appelé le foyer de la phénoménologie du monde naturel. On y voit Patocka de plus en plus insatisfait de la phénoménologie de Husserl, même dans sa phase finale, celle de la Krisis, et même de la philosophie heideggérienne du Dasein qui l'avait pourtant aidé à faire le pas au-delà de Husserl. Je vais droit au thème central de ces essais, à savoir l'interprétation de la corporéité comme mode d'être traversé par un dynamisme qu'à la suite d'Aristote il appelle « mouvement ». Non pas mouvement, au sens banal de locomotion, de changement de lieu, mais au sens d'émergence, à mi-chemin du simplement virtuel et de l'effectivité accomplie, fixée, figée. Aristote avait butté sur cette notion qui fait transition entre la dunamis, la possibilité, la potentialité, et l'energeia, l'effectuation, l'actualisation. Il définissait, faute de mieux, le mouvement comme « energeia imparfaite » ; ou de façon plus condensée encore, de « acte de la puissance ». En quoi cette notion en apparence abstruse et outrageusement spéculative est-elle intéressante pour une phénoménologie déjà habituée à prendre en compte le phénomène de la corporéité, sous le titre du corps propre ou du corps vivant, par opposition aux corps physiques observés dans la nature. L'intérêt réside en ceci que la notion de subjectivité, que l'on associe ordinairement à celle de corps propre, de vécu corporel, parait finalement aussi inadéquate que celle d'objectivité à laquelle on l'oppose. Merleau-Ponty s'était déjà heurté, après Phénoménologie de la perception, ouvrage encore dominé par la notion de conscience, au difficile statut de ce qu'il proposait d'appeler chair et qu'il voyait accordée à la « chair du monde », de chair à chair en quelque sorte. On voit ainsi Patocka, dans les Papiers phénoménologiques, traverser en quelque sorte la phénoménologie de Husserl et celle pourtant déjà moins subjectiviste de Heidegger, pour déboucher sur quelque chose comme une a-subjectivité, dont je voudrais montrer tout à l'heure qu'elle permet de rejoindre certains thèmes des Essais hérétiques tels que celui d'ébranlement. La notion historique de communauté des ébranlés s'édifie douloureusement sur une phénoménologie de la corporéité que la métaphysique du mouvement a fait sortir de ses gonds. Reprenons le mouvement de pensée – c'est le cas de le dire, parlant du mouvement – au plus près de l'expérience commune. Le motif essentiel d'insatisfaction et même de mécontentement qui éloigne Patocka de ses illustres devanciers concerne très précisément le primat donné à la représentation dans la phénoménologie husserlienne, qui fait du monde un spectacle étalé devant la conscience (le devant de Gegenstand, ce qui se tient devant). On dira un peu plus loin où se situe le point de rupture avec Heidegger. Le pouvoir-se-mouvoir constitue un phénomène beaucoup plus primitif que la représentation et qui évoque plutôt l'effort selon Maine de Biran ou le je peux selon Merleau-Ponty. L'espace lui-même, pour un tel être pouvant se mouvoir, n'est pas un système de places fixes, mais une distance parcourue, depuis un site d'où on vient jusqu'à un site vers lequel on va. La corporéité en ce sens n'est pas dans l’espace, mais déploie son pouvoir de distanciation à l'égard des choses du monde, on dirait en grec des pragmata, des « affaires ». A ce niveau la polarité objet-sujet ne fonctionne plus, encore moins la polarité matérialisme- idéalisme subjectif. Être en cours de réalisation, au sortir de la capacité nue, tel est le statut problématique – mot qui reviendra en force dans les Essais hérétiques –. Certes, de grandes séquences de Husserl et surtout de Heidegger sont à préserver et à réemployer : situation, tonalité affective, être jeté, catégorie mise en couple avec celle de projet, d'anticipation, de résolution; mais, entre ces nouvelles polarités, manque le ciment du « mouvement », de l'energeia atelês. Même l'idée d’un ajustement, d'un ajointement, (le chair à chair de Merleau-Ponty) oscillant entre la docilité et la rupture, reste inadéquate. Le mouvement, dit un de ces essais, est « ce qui rend l'étant ce qu'il est » (31). A cet égard Patocka a trouvé quelque secours chez des contemporains de Husserl et de Heidegger, tels que Eugen Fink, L. Landgrebe ou A. Reinach parlant d' « espace parcouru » plutôt que de trajet au sens d'intervalle (33), voire chez Bergson, dans la « perception du changement » (La pensée et le mouvant) (p. 39). Comme Bergson Patocka se bat contre les restes de parménidisme dans notre pensée, comme si on n'avait jamais fini de répondre à Zénon. A cet égard passer de rien à quelque chose reste le modèle énigmatique de tout passage, de tout déplacement, sans place ni station. Il faut ici conjuguer l'espace et le temps dans l'idée de processus comme mouvement « d'où vers où » (71). Il n'est pas sans intérêt de rencontrer parmi les exemples concrets appelés au secours des notions telles que le travail, le jeu, la lutte et, plus remarquable que toutes, la notion d'orientation (Leçon sur la corporéité, 52 sq.). On objectera ici que le caractère personnel du corps ne peut manquer d'être accentué, face à l'impersonnalité pure de l'univers (59), au risque de conforter le subjectivisme de la représentation par un subjectivisme du comportement. Ce qui néanmoins émerge de ces essais besogneux en direction du thème-limite de l'être a-subjectif, c'est le caractère fuyant du lien obstinément recherché entre corporéité, temporalité et socialité. Insistons sur cette troisième composante qui n'a pas encore été nommée. C'est même en ce point que Patocka s'éloigne le plus décidément de Heidegger : la notion de Mitsein lui paraÎt faible, pauvre, et de toutes façons introduit trop tard dans l'analytique du Dasein. Ni corporéité, ni temporalité, ne signifient pour moi seul. Le parmi les autres est aussi originel que le d'où vers ou de l'orientation et que le processus « depuis-en vue de ». Aussi bien les exemples évoqués à l'instant de travail, de jeu, de lutte, sont impensables sans la socialité jointe à la corporéité et à la temporalité. A cet égard l'accent mis par Heidegger sur l'alternance du on et du Selbst masque les aspects de la socialité susceptibles d'être incorporés à l'ontologie du pouvoir se mouvoir. Le partage uploads/Philosophie/ jan-patocka.pdf
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- Publié le Sep 16, 2021
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